Aux champs… élisés !

Un coup de cœur du Carnet

Marcel SEL, Elise, ONLiT, 2019, 434 p., 24,99€ / ePub : 15 €, ISBN : 978-2-87560-108-7

Marcel Sel a-t-il été tétanisé par le succès de son premier roman, Rosa (quatre prix et deux finales) ? Ou une ambition artistique démultipliée a-t-elle élevé la barre à tout rompre (attentes et limites) ? La question se pose dès l’entame du livre. Dont la structuration, l’écriture et le fond secouent irrésistiblement.


Lire aussi : notre recension de Rosa


La première page, en surplomb, dégage une force incantatoire qui rappelle James Ellroy, le génie du roman noir américain :

Alors, malgré le pays violé, malgré mes sœurs abattues par le Reich autant que par ces porcs, malgré ma Mazurie massacrée, ma Prusse abandonnée par les grands chevaliers d’une si formidable Allemagne, notre Gauleiter en tête, qui nous ont laissées croupir, violer, assassiner (…) je lève les yeux, j’assène à cette chapka crasseuse mon plus hideux sourire, je dis mon nom, ich heisse Elise May, d’une voix tremblante qui m’afflige, je tends mon front au métal glacé et, parce que c’est la seule chose qu’il reste à faire, le dernier mot à dire, de tout le souffle qu’il me reste, je crie Heil Hitler ! 

La suite est à l’avenant. Le premier chapitre est titré Quinze, le suivant Helmstedt, ensuite Hitlersdorf, Quatorze, etc. Un roman qui débuterait par son épilogue et se raconterait à l’envers ? Oui et non. La première page est, il est vrai, la dernière d’un premier (et gros) roman qui retracerait la vie d’une jeune femme en Mazurie sous le régime nazi puis la guerre, qui retracerait aussi l’histoire de ses amours avec un prisonnier français qui pensait l’avoir dénazifiée. Mais il y aura un roman… après le roman. Court mais marquant, redistribuant les cartes du sens et des destins. Et le jeu des chapitres s’avère plus subtil. Quinze ou quatorze ne sont pas des numéros mais des nombres. Nuance ? Il n’est pas question d’un rebours narratif mais d’un décompte… des survivantes. C’est que…

Le pitch ?

Quinze jeunes femmes, précédemment assignées à jouer les goûteuses d’Hitler, ont été abandonnées lors de la retraite nazie face à l’avancée de l’Armée rouge, comme toute une population d’ailleurs, et les voilà aux mains de soudards asiates qui les frappent, les humilient, les torturent, les violent, les abattent. Ce martyre est le point de focalisation du roman, un roman dont on croit connaitre les grandes lignes et l’épilogue dès la page 15. Son point d’acmé, piste de départ et d’arrivée du récit, des récits, deux fils narratifs alternant, l’épopée d’Elise et le voyage en RDA, quarante ans plus tard, de son amoureux français François. Qui revient sur les lieux du crime pour comprendre son ultime retour à Hitler.

Elise, au-delà de la fiction, arrache un Titanic du fond de son abîme pour le remonter à la surface de notre lecture, ressuscite un espace-temps lointain et méconnu, et c’est tout un monde qui se déploie devant nos yeux abasourdis : la Mazurie, une région germanophile reculée (en Prusse orientale hier, aujourd’hui au nord-est de la Pologne), limitrophe, stratégique, amarrée aux problèmes identitaires, à un destin tragique ; les années 30 et 40, la manière dont le nazisme s’installe et conquiert cœurs et esprits, les décors, les goûts et les rapports (sociaux, familiaux, ethniques, etc.) du temps.

Un bémol ? Rosa était un tel bonheur de lecture, un roman si parfait qu’Elise suscite des espérances (d’emportement narratif) qui ne sont pas comblées. Mais il ne s’agit pas là d’échec. Marcel Sel a fait un pas de côté par rapport au roman romanesque/populaire pour investir plus avant la substance littéraire.

La substance littéraire ?

La langue de François mêle naturel prolétarien et préciosité inventive, avec des reliquats de son passé dans « les bocages mayennais ». Ce qui correspond à la nature métissée du personnage, ouvrier communiste mais dans le secteur du piano classique, les pieds dans la terre mais la tête dans les étoiles :

L’idée qu’on m’arrête m’encombre. (…) Non, je suis trop con ! Je m’inquiète pour m’inquiéter ! 

Des scènes hallucinées s’ancrent dans l’imaginaire du lecteur, du martyre des goûteuses à l’explosion d’un soldat français sur une mine, en passant par l’atrocité d’un vécu routinier (défécation apocalyptique des captifs en transhumance).

Le texte est parcouru de notations philosophiques et/ou poétiques :

J’ai dévoré la ville. Elle me paraissait différente. Comme si une rencontre pouvait modifier le sens des pierres. 

De nombreuses thématiques le fécondent : l’identité et l’absurde, l’endoctrinement, la RDA, la bataille de Stalingrad, l’attentat contre Hitler, la vie dans un village allemand…

La vision du monde de l’auteur, puissante et originale, décline la nuance et l’empathie à tous les temps, se dégage du binaire et du clanisme pour appréhender la difficulté du vivre ensemble, interroger la nature humaine :

Et ces enfants féroces (…) qui se jettent sur les femmes comme des loups, ne sachant pas vraiment ce qu’ils font. Ceci n’a rien à voir avec la Russie, rien à voir avec quelque peuple ou race que ce fût (…). 

La rédemption existe : le jeune frère d’Elise, mécanisé en crapule par les Jeunesses hitlériennes, sera hébergé/sauvé par des rescapés de la Shoah ; François finira par aimer son responsable nazi (et réciproquement). Ce qui renvoie à l’idée d’une imprégnation idéologique à plusieurs niveaux, à la nécessité de ne pas juger aveuglément.

Admiration ! La balade au cœur de l’horreur et de la mort bascule viscéralement vers un hymne à la vie, à la beauté, à la compassion. Et se teinte d’une leçon de sagesse :

(…) guérir le monde, ça, personne y est jamais parvenu. Tous ceux qui l’ont promis ont fait bien pire. (…) not’ démocratie de pocrasseux c’est encore le seul moyen civilisé qu’on ait trouvé pour gouverner un pays décemment. 

Ou :

La réalité, c’est que vous avez mieux réussi le socialisme que nous (…) Vos ouvriers vivent mieux que nos profs d’université.  Vous avez la liberté. Vous voyagez où vous voulez… (…) – Mais on n’a pas tous une vie décente à l’Ouest, vous savez. – D’accord, mais ici, c’est personne ! À part la Nomenklatura, évidemment. 

Un apaisement qui n’exclut pas la vigilance, la lutte contre tous les totalitarismes, apparents ou masqués. Mais l’engagement ne doit pas se faire au nom d’une idéologie mais pour des êtres humains :

François est là, cela vaut la peine de vivre, François m’a retrouvée, il est venu me chercher, me sauver (…). 

Philippe Remy-Wilkin