François Jacqmin. Se tenir face à l’impasse

François JACQMIN, Stèles, Préface d’Emeline Deroo et Loris Notturni, Taillis Pré, 2019, 136 p., 18 €, ISBN : 978-2-87450-149-4

Rédigé dans les années 1980, le recueil Stèles fait partie des textes inédits laissés par le poète François Jacqmin (1929-1992). L’auteur d’Être, du Domino gris, de L’œuvre du regard, du Poème exacerbé, du Livre de la neige creuse ici un questionnement poétique sous une forme aphoristique. Non point l’aphorisme comme condensateur d’une vérité mais comme épure au plus près de la matière de la vie. Il approfondit ce qui n’a cessé de le hanter : le battement de l’être et du néant, le rapport entre le donné et la logique, entre le réel et le verbe. Son aventure créatrice se soutient d’une tension entre la sphère de la pensée (philosophique, logique, calculante…) qui écrase le mystère et l’activité poétique qui laisse bruire ce qui est. La spéculation abstraite, les systèmes détruisent l’énigme du monde en l’arraisonnant par le concept. Se dessine la figure en creux d’un poète qui se veut le gardien de l’innommable, de l’ineffable. Les existants, les phénomènes excèdent la pensée que l’homme en prend.


Le ciel pur et inéluctable
se lève.
 
L’alouette
est trempée d’altitude.
 
Ni le regard ni la pensée
ne prodiguent
un tel enchaînement de limpidités.

Le cheminement poétique de François Jacqmin s’ouvre à la présence, au don des éléments sans les capturer, sans les réduire à l’abstraction idéative. La seule approche non mutilante de l’être, c’est le chant, le courage de se tenir face à l’impasse, face à l’irréconcilié. Le coup de dés de Mallarmé s’abolit dès lors qu’il n’est plus possible de jouer l’être ou le néant. La posture est celle du retrait, de l’œil contemplatif.

On se penche
Sur les deux pièces du jeu,
 
l’être et le néant,
 
sans jouer le coup.

Si Edmond Jabès a élevé le cycle du Livre des Questions, François Jacqmin excède « l’hérésie de la question », faisant l’épreuve de l’au-delà du questionnement. L’unique voie en laquelle s’engager, c’est l’ascèse de l’impraticable. 

Ni résoudre, ni dissoudre :
 
se tenir
dans l’impasse naturelle
de ce qui est.

Résolution, dissection appauvrissent le monde, l’axiome le mutile. Refusant le royaume criminel du calcul (« réduire au nombre est un délire de tueur »), le poème se tient à hauteur de l’impensable, cueille la saillie de l’être. Auxiliaires du militaire, la logique, l’obsession de la signification ne sont que les fruits du désespoir, d’une inaptitude à habiter la Terre. Le geste de François Jacqmin implique de s’avancer dans le non-savoir, de larguer l’asphyxie d’un raisonnement qui déclare la guerre à l’inconnu. Cela implique de traquer les supercheries et de refuser les commodités de l’explicable. Le verbe déchoit s’il comble les failles. Dès lors que la conscience a eu lieu, souvent pour le pire, il reste à se mettre au diapason du souffle du rien, dans l’exercice d’une sagesse proche de la pensée orientale par son attention à l’immanence, aux flux des possibles et des processus. La poésie laisse alors fluer la vie, sans la disséquer dans une pensée calculante. Le recueil forme un « dolmen ontologique », une stèle qui abrite l’existence. Le silence rédime les mots qui cicatrisent leur dire par la grâce du mutisme.

Véronique Bergen