Dans nos archives : littérature et folie

Le 27 octobre 2019 marque le 550e anniversaire de la naissance de l’humaniste Erasme de Rotterdam (1469-1536). Commémoration du séjour anderlechtois de l’homme de Lettres, la maison Erasme est l’une des maisons d’écrivain à visiter en Belgique.


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L’humaniste laisse une oeuvre d’ampleur, qui a durablement influencé l’Occident. On en retient aujourd’hui le plus souvent un ouvrage majeur : L’éloge de la folie. L’anniversaire d’Erasme est pour nous l’occasion de republier un article de Daniel Laroche paru dans Le Carnet et les Instants n° 158 (octobre-novembre 2009), évoquant les liens qui peuvent se nouer entre littérature et folie, et d’évoquer quelques exemples de « fous littéraires » belges. 

Aux lisières de la folie

Image par Dimitris Vetsikas

D’une épineuse complexité, l’histoire des relations entre la littérature et la folie ne relève nullement de l’anecdotique, comme on pourrait le croire à première vue, mais au contraire d’une collusion étroite et constante à travers les siècles. Collusion discrète, sans aucun doute, et dont les ouvrages académiques ne pipent mot, hormis quelques remarques circonstancielles à propos d’écrivains comme Hölderlin, Nerval ou Maupassant.

Au risque de surprendre, posons sans ambages l’hypothèse que toute œuvre littéraire prend inéluctablement et implicitement une certaine position par rapport à la déraison, ne serait-ce que pour conjurer ou refouler celle-ci en faisant étalage de « bon sens », de « logique » ou de « cohérence ». Cette fonction d’exorcisme, paradoxalement, se dévoile en particulier dans les récits, les pièces de théâtre, les poèmes qui prennent la folie pour thème ou mettent en scène un personnage de fou.

Cependant, certains textes offrent un témoignage plus explicite, soit qu’ils présentent un caractère entièrement extravagant ou délirant, soit qu’ils aient été produits dans un cadre psychiatrique, soit qu’ils manifestent sur un fond rationnel quelque forme de vertige ou de dérapage. Toute hâtive qu’elle soit, cette tripartition nous servira d’itinéraire général, dans une exploration focalisée pour l’essentiel sur la littérature française de Belgique, le mot « littérature » étant entendu, comme on le verra, au sens le plus large.

Les « fous littéraires »

André Blavier

Le premier à s’être penché sur la question est l’écrivain français Charles Nodier, qui publie en 1835 dans le Bulletin du bibliophile un article intitulé Bibliographie des fous – De quelques livres excentriques. On note ensuite l’Histoire littéraire des fous (1860), essai du philologue belge Octave Delepierre, ou encore Les fous littéraires, bibliographie critique que Gustave Brunet publie à Bruxelles en 1880 sous le pseudonyme de Philomneste Junior. Dans les années 1930, Raymond Queneau conçoit le projet d’une anthologie des fous littéraires français du 19e siècle, qui n’aboutira pas, mais dont il exploite abondamment le manuscrit pour écrire son roman Les enfants du limon. Or, parmi les chercheurs qu’inspire Queneau, figure à un titre éminent le Verviétois André Blavier, qui publie dans la revue Bizarre en avril 1956 Cinq siècles de pensée nationale – Essai de bibliographie des fous littéraires d’expression française, belges ou publiés en Belgique de 1500 à 1940. Sa monumentale anthologie Les fous littéraires parait chez Veyrier en 1982, suivie d’une réédition « revue, corrigée et considérablement augmentée » aux éditions des Cendres en 2000 ; on y trouve bon nombre de Belges – parfaitement inconnus de l’histoire littéraire officielle, cela s’entend.

Queneau et Blavier, il n’est pas vain de le souligner, mettent un soin extraordinaire à définir la notion même de « fou littéraire ». Plus rigoureux que leurs prédécesseurs, ils écartent notamment les mystiques « car leur mode de pensée théologique les éloigne considérablement de notre compréhension », les occultistes, « dont la plupart sont indemnes de tout déséquilibre mental », les spirites, ou encore – nous reviendrons à ce point, pour nous névralgique – « les écrivains qui devinrent à un moment quelconque de leur vie la proie des psychiatres : Maupassant, Nerval, Nietzsche, etc.  Cela ne compromet en rien leur pensée antérieure » (Queneau, Comprendre la folie, Cendres, 2001). Dans Les enfants du limon, le héros Chambernac donne cette définition : « la folie est l’autodéification d’un individuel dans lequel ne se reconnait aucun collectif ». « Le fou reste individuel et méconnu », écrit Blavier, qui insiste sur les critères de l’isolement social, mais aussi du langage employé, de la prétention et de l’arrogance du discours. « Ces fous ont toujours trouvé la formule universelle, résolu le problème que personne n’avait jamais pu résoudre, ils ont des solutions pour tout : l’abolition du paupérisme, le bonheur sur la terre, etc. » (À propos des fous littéraires, Cendres, 2001).

Dans son anthologie, Blavier distingue treize catégories d’auteurs :

  • Myth(étym)ologie, à savoir les écrits traitant de la langue originelle de l’humanité ou de la langue universelle ;
  • Cosmogones, Philosophes de la « Nature », dont un certain Aimé Halewijck, qui publie à Charleroi en 1883 des Preuves matérielles de l’existence de Dieu, tirées de la physique et des phénomènes de la nature ; ou encore Jacques-Joseph Delva et son Principe de législation de la loi naturelle (Neufchâteau, 1863) ;
  • Prophètes, Visionnaires et Messies, parmi lesquels Désiré Borceux : Les hallucinations (Nivelles, 1862) ;
  • Les Quadrateurs, soit ceux qui s’attaquent au problème de la quadrature du cercle, de façon soi-disant victorieuse ;
  • Astronomes et Météorologistes, dont l’un pose la question « Dieu pourrait-il se suicider ? » ;
  • Persécutés, Persécuteurs et Faiseurs d’Histoire(s), où figure F.A.J. Amiable, qui fut au 19e siècle Instituteur en chef de l’École publique de Namur ; une sous-catégorie regroupe Plaideurs, Récriminants, Autojustifiants et Preneurs d’opinion à témoin ;
  • Les Savants, prétendus experts en physique, en électromagnétisme, en pesanteur, en chimie, en minéralogie ;
  • Médecins et Hygiénistes, ainsi cet Émile Gielkens qui en 1896 adresse à l’Académie royale de Médecine de Belgique un mémoire sur l’abus de l’électricité ;
  • Inventeurs et Bricoleurs, qui se sont attachés tantôt au mouvement perpétuel, tantôt à la navigation aérienne, sans oublier les brevets insolites ;
  • Candidats, soit les auteurs qui sont persuadés d’être investis d’une mission historique ;
  • Philanthropes, Sociologues et Casse-pieds, entre autres un sieur Arthur Cabuy : L’artscientisme et le limitarisme (Bruxelles, 1900) ;
  • Romanciers et Poètes, dont émergent l’autobiographie vaniteusement délirante du Montois Antoine-Joseph Bécart (1808-1871) ou Hyacinthe Danse, « le libraire libidineux, le maitre-chanteur liégeois de Nanesse, dont Georges Simenon a fait l’un des héros deLes trois crimes de mes amis » ;
  • La Condition asilaire, dénoncée par ceux qui s’en disent victimes.

Les « écrits bruts »

Le thème de la condition asilaire nous mène tout droit vers une nouvelle catégorie, proche des « fous littéraires » mais sans leur être assimilable en aucune manière : les auteurs d’« écrits bruts ». Cette dernière formule est née par analogie avec celle d’« Art brut », inventée par Jean Dubuffet vers 1945 pour désigner « des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ». C’est le Suisse Michel Thévoz qui, le premier, recueille en milieu psychiatrique ce type de textes, tout en définissant leurs trois caractères essentiels : « les auteurs sont, socialement et mentalement, des marginaux ; ils sont totalement étrangers à l’institution artistique ou culturelle et aux circuits de promotion et de diffusion des œuvres ; ils réinventent à leur propre usage un mode d’écriture aussi peu que possible débiteur de la tradition ou des tendances en vigueur » (Écrits bruts, P.U.F., 1979). Ce qu’on sait moins, c’est qu’à la fin de 1968, sous l’égide de Dubuffet et avec la collaboration d’Anne Beyers, le dramaturge Frédéric Baal entame des recherches d’écrits bruts dans divers hôpitaux psychiatriques en Belgique, puis en France, afin de constituer une collection de textes, de concert avec la Compagnie de l’Art brut à Lausanne.

Ces textes ont un statut bien particulier. À première vue, on pourrait les considérer comme intégrant une catégorie plus vaste, celle des propos tenus par des malades en institution psychiatrique et recueillis par des personnes chargées de les soigner, comme le firent dans les années 1960 et 70 Luce Irigaray, psychanalyste d’origine belge, ou plus modestement l’auteur de ces lignes. Mais il s’agit ici de bien autre chose, à savoir d’internés qui ont pris l’initiative d’écrire, de noircir un certain nombre de pages, en y consacrant une énergie sinon une ambition parfois considérables. C’est ce caractère de production écrite personnelle qui doit nous retenir. Ainsi cet étonnant « Feuilleton de la qonestsans » [de la connaissance, ndlr], ensemble de quatre petits feuillets écrits au crayon par une patiente bruxelloise, et qu’Anne Beyers mit près d’une centaine d’heures à déchiffrer et à transcrire (Écrits bruts, p. 41-54). De plus, dans de tels manuscrits, on constate que l’écriture alterne fréquemment avec le dessin, comme si elle ne suffisait pas à la tâche, accentuant ainsi l’impression d’un intense investissement graphique. « Il est un autre trait caractéristique des écrits bruts en général : ils ne se détachent jamais tout à fait d’une impulsion graphique qui peut tout aussi bien s’appliquer à une expression figurative » (Écrits bruts, p. 9).

Pas plus que Thévoz, Baal n’emploie à propos des écrits bruts l’appellation « littérature » ou même « paralittérature ». Au contraire, il souligne que leur intérêt singulier est précisément d’échapper à toute norme ou convention culturelle, leur caractère obscur – sinon franchement inintelligible – étant la rançon de leur incroyable liberté par rapport aux codes dominants. L’époque n’est évidemment pas étrangère à une telle démarche, le courant de l’antipsychiatrie ayant profondément remis en cause dans les années 1960 nombre de convictions médicales traditionnelles. « Fin de non-recevoir, solitude, vacances de l’esprit comme de la conduite signalent l’auteur d’art brut à une société oppressive, et qui attend de lui qu’il n’en soit que trop souvent la victime » (Frédéric Baal, « Sur l’écrire brut et alentour », dans Écrits bruts). Les chercheurs espèrent donc, en explorant ce champ chaotique et méconnu, mettre en évidence a contrario les multiples codes qui brident la littérature et le théâtre officiels, et ainsi ouvrir à l’écriture des perspectives nouvelles. « L’art, l’écrire brut nous sont une ouverture sur l’avenir. À qui sait les interroger, ils suggèrent comment subvertir l’héritage culturel » (Frédéric Baal).

La fréquentation des écrits bruts a-t-elle suscité un renouvellement de l’écriture littéraire ?  Pour ce qui est de Frédéric Baal, elle a certainement influencé l’orientation avant-gardiste donnée aux spectacles du Théâtre Laboratoire Vicinal : Saboo (1970), Real Reel (1971), I (1975), etc.  Sans doute a-t-elle déclenché, d’autre part l’émergence de textes particulièrement rebelles aux classifications. Ainsi, Marc Dachy (Transédition) publie en 1979 Le pays où tout est permis de Sophie Podolski. Ce livre, qui ne ressemble à aucun autre, est le fac-simile d’un manuscrit non paginé où s’entremêlent étroitement lignes d’écriture irrégulière et dessins de style bâclé. Étonnant tout-venant de propos à première vue décousus, d’allusions à la drogue, à l’hôpital, aux amis, à la sexualité, à certains livres ou films, le tout émaillé de nombreuses citations en anglais. « C’est ta matière grise qui porte ton nom car on s’en sert – J’écoute dieu je porte son secret – Dieu est dans le speed – Why a speed WAY ? Nous ne somme (sic) pas des anges… What your name – te faire l’amour ton sommeil – tes rêves ».

Le seul fait qu’un tel manuscrit ait été publié empêche de le ranger dans les « écrits bruts », d’autant plus qu’il a bénéficié d’une certaine notoriété – dans un cercle certes restreint – au point que, l’année suivante, le même éditeur consacre à l’auteur un numéro spécial de la revue Luna-Park : Sophie Podolski Snow Queen. Il présente pourtant, avec les textes récoltés par Thévoz et Baal, des analogies frappantes, ne serait-ce que dans son caractère fortement discontinu, dans sa désinvolture entière à l’égard des formes convenues, ou encore dans l’entrelacs permanent de phrases et de dessins.

La maladie mentale selon André Baillon

On l’a noté, la formule « fou littéraire » met Blavier un peu mal à l’aise, de sorte qu’il lui est arrivé, pour éviter toute ambigüité, de suggérer les appellations « fou scripturaire » ou « fou littérateur ». Comme Queneau, il se refuse en effet à englober dans son corpus les écrivains qui assurément ont eu maille à partir avec le déséquilibre mental, ou même avec l’enfermement psychiatrique, mais dont les livres ont bénéficié d’une reconnaissance publique et même quelquefois officielle. Parmi ceux-ci, qui nous occuperont désormais, une place toute particulière doit être faite au romancier André Baillon (1875-1932). Souffrant de neurasthénie dès sa jeunesse, Baillon connait une existence difficile, marquée par la gêne matérielle, l’instabilité affective et la frustration professionnelle. À la suite d’un épisode où se mêlent comportements extravagants, anorexie, délire et avances inconvenantes à sa belle-fille, il doit être hospitalisé en 1923 à la Salpêtrière, deux mois durant ; un second séjour, plus bref, aura lieu en aout 1924. Soins et somnifères restent sans grand effet les années suivantes et, après plus d’une tentative, l’auteur se suicide à l’âge de 57 ans. Sur la douzaine de livres qu’il a publiés, quatre mettent en scène, d’une manière ou d’une autre, son expérience de la maladie mentale : Un homme si simple (1925) ; Chalet 1 (1926) ; Délires, ou du moins la première partie intitulée Des mots (publiée en 1927 mais écrite pendant la guerre) ; et enfin Le perce-oreille du Luxembourg (1928).

Ces quatre récits, il est vrai, n’abordent pas la folie sous le même angle, parce que les faits racontés ne sont pas les mêmes, et surtout parce que l’auteur n’adopte pas, à l’égard de ces faits, la même position structurelle. Le Jean Martin d’Un homme si simple est un patient qui se raconte en cinq « confessions » successives, semblant vouloir se justifier de l’attirance qu’il éprouve pour la jeune fille de sa compagne, et glissant dans des ratiocinations délirantes. Chalet 1, de style plus anecdotique et moins douloureux, évoque la vie quotidienne du même Jean Martin à la Salpêtrière ; notons au passage que son « Docteur Delpierre » évoque curieusement cet Octave Delepierre qui publia en 1860 l’Histoire littéraire des fous…  Dans Délires, le narrateur-héros est un écrivain en butte à la rébellion du langage, victime d’hallucinations douloureuses, par exemple quand les mots se transforment en insectes griffus pour lui ronger le cerveau ; Baillon, en ceci, se rattache à une tradition déjà ancienne : « le taon (…), puis la mouche, l’araignée, le hanneton, le rat enfin furent rendus responsables, par leurs grignotements de la cervelle, de la folie » (Blavier). Le perce-oreille du Luxembourg, réputé le moins autobiographique des quatre, met en scène un jeune homme prénommé Marcel, à qui sa fragilité mentale et ses compulsions irrépressibles vaudront finalement l’internement, et dont Baillon a trouvé le modèle chez un malade de la Salpêtrière.

Certains commentateurs ont émis l’hypothèse que Baillon aurait simulé la folie, pour échapper à ses ennuis d’argent ou attirer l’attention du public. Ont-ils réellement lu Un homme si simple ou Le perce-oreille du Luxembourg ?  Quelles qu’aient été l’imagination de l’auteur ou sa documentation médicale (pour l’essentiel, semble-t-il, des conversations à la Salpêtrière), il est patent qu’il n’aurait pu évoquer de telles dérives psychopathologiques s’il n’en avait eu lui-même l’expérience au moins partielle. Spécialiste des relations entre psychanalyse et littérature, Ginette Michaux a donné d’Un homme si simple une étude pénétrante, qui montre comment la logique délirante permet au héros, aux prises avec les figures inconscientes du désir et du père, de « résoudre » les insurmontables contradictions auxquelles il est confronté ; dans un entretien avec l’auteur de ces lignes, elle estimait que le roman peut être interprété comme une tentative d’élaboration d’une psychose mélancolique. Quant au Marcel du Perce-oreille, il présente d’incontestables symptômes de névrose obsessionnelle ; mais, toujours selon G. Michaux, de tels symptômes peuvent masquer une structure psychotique, dont les épisodes d’hallucination auditive donnent d’ailleurs un signe révélateur – d’où le « perce-oreille » du titre.

Question de définition

L’œuvre de Baillon est l’occasion de le remarquer, une réflexion sur les rapports entre « la littérature » et « la folie » a forcément quelque chose de téméraire, ces deux termes n’ayant pas fait au préalable l’objet d’une définition précise. Pour ce qui est de la littérature, ou plus exactement du partage entre le « littéraire » et le « non-littéraire », les études sociologiques sur le processus de légitimation et ses instances ont beaucoup contribué à clarifier la question, en montrant l’importance des facteurs externes au contenu de l’oeuvre. Quant à la « folie », la signification du mot a beaucoup varié au fil des siècles pour se préciser au 19e avec l’invention de la psychiatrie et au 20e avec la psychanalyse. Aujourd’hui, l’on réserve généralement le vocable aux psychoses, soit essentiellement la schizophrénie, la paranoïa, la mélancolie et la psychose maniaco-dépressive ; en sont donc exclues, entre autres, les névroses et les perversions. Ainsi s’explique notre titre « Aux lisières de la folie », puisque, on l’aura compris, il n’est pas question de nous limiter au seul domaine psychotique. À quoi il faut ajouter que ce sont les textes qui nous intéressent au premier chef, non tant leurs auteurs, et moins encore l’utilisation des textes comme symptômes en vue d’un quelconque diagnostic.

Désolation et mort chez de Boschère

Jean de Boschère

Le cas de Jean de Boschère, qui n’a pas connu personnellement de traitement ou d’internement psychiatrique, ne saurait être assimilé à celui d’André Baillon. Il suffit pourtant de considérer des romans largement autobiographiques tels que Marthe et l’enragé (1927), Satan l’Obscur (1933) ou L’Obscur à Paris (1937) pour découvrir un écrivain-personnage profondément marqué, lui aussi, par l’angoisse, la solitude et l’exaspération. Ces mêmes traits apparaissent, sous forme épistolaire cette fois, dans les Lettres de la Châtre à André Lebois (Denoël, 1969), où l’auteur évoque la tentation du suicide, s’autodésignant dans des termes éloquents : « seul de son espèce », « il n’y a pas dans l’histoire d’homme plus séparé », « insecte », « hérétique », « obscur », « paria », « diable », « sarcastique et intransigeant », « enfant démoniaque »…  Les débuts de Jean de Boschère dans l’existence, on s’en doute, ne sont pas étrangers au caractère singulier de sa personnalité. Entre une mère chimérique et un père moins soucieux de sa progéniture que de ses études botaniques, l’enfant fut profondément marqué par l’isolement réprobateur qui fut le lot de sa famille dans la petite ville flamande de Lierre ; et ceci d’autant plus que, défigurée par un bec-de-lièvre, sa sœur ainée eut à subir les cruelles moqueries des autres enfants, puis une adolescence douloureuse qui s’acheva sur son suicide à dix-huit ans.

Ces évènements sont relatés en détail dans Marthe et l’enragé, récit d’une âpreté hors du commun, tout de colère et de haine, avec l’inceste et le crime pour paroxysmes. Pierre, le héros, « se considère d’ailleurs comme un fou », note Christian Berg (Jean de Boschère ou le mouvement de l’attente, Bruxelles, A.R.L.L.F.B., 1978). « J’étais né pour une vie anormale de fautes contre la morale, peut-être de crimes du même ordre », déclare-t-il, tout le livre baignant dans un « étrange climat de cruauté et de perversion » (Berg). Dans un ton différent, Satan l’Obscur raconte comment Pierre, au caractère toujours ombrageux et révolté malgré les années qui ont passé, fait d’une Londonienne sa maitresse, et comment celle-ci lui demande ensuite d’initier sa fille adolescente aux choses de l’amour. Ce ménage à trois – qui n’est pas sans évoquer Un homme si simple de Baillon, mais dans une atmosphère moins pitoyable, plus maléfique – débouchera finalement sur la perdition et la solitude : « le héros boschérien laisse derrière lui un sillage de désolation et de mort », conclut Berg .

de Boschère et Artaud : une parenté revendiquée

S’agissant des relations entre littérature et folie, il n’est pas sans intérêt de souligner l’amitié qui, dès la fin de 1926, lia de Boschère et Antonin Artaud. En septembre 1927, ce dernier publie dans La nouvelle revue française, malgré la réticence de Jean Paulhan, une recension de Marthe et l’enragé : « écrite comme une torture », l’œuvre « prend une vigueur et une force qui la mettent bien au-dessus de tant de romans autobiographiques écrits ces dernières années ». Au vrai, de Boschère, à la fin de 1926, avait peint le portrait d’Artaud sous le titre L’automate personnel, titre repris ensuite par le modèle pour un long texte dédié à son peintre : « la peinture de Jean de Bosschère est un monde à vif, un monde à nu, plein de filaments et de lanières, où la force irritante d’un fer lacère le firmament intérieur, le déchirement de l’intelligence (…). Jean de Bosschère m’a fait. Je veux dire qu’il m’a montré combien lui et moi nous nous ressemblions et nous étions proches, et cette preuve au moment où je suis m’est plus précieuse que tout le reste. Il a établi l’unité tremblante, centrale de ma vie et de mon intelligence » (Cahiers d’art, 2e année, n°3, 1927). Ce sentiment d’une parenté profonde entre les deux écrivains constitue, on en conviendra, un témoignage des plus précieux.

L’image du corps chez Henri Michaux

Depuis son emménagement à Paris début 1926, Jean de Boschère accueille une fois par semaine quelques amis, artistes ou écrivains, parmi lesquels celui qui était alors le secrétaire de Jules Supervielle et dont il convient maintenant de nous occuper : Henri Michaux. Du début à la fin, sans relâche, l’œuvre écrite et picturale de Michaux est en effet un questionnement d’une originalité aigüe sur le fonctionnement et les frontières de la subjectivité. Si elle rode, plus que toute autre, « aux lisières de la folie », c’est de diverses façons. Notamment, l’un des aspects les plus cruciaux de cette oeuvre, comme l’ont d’ailleurs exposé plusieurs commentateurs, est le rôle qu’y joue l’image inconsciente du corps propre, cette structure mentale très précoce dans l’histoire de chaque sujet, et qui sert de socle à l’instance du moi. Les travaux de Gisela Pankow (L’homme et sa psychose), de Paul Schilder ou de Françoise Dolto (L’image inconsciente du corps), montrent que, dans de nombreux cas d’autisme infantile ou de psychose, l’analyse permet de discerner chez le patient une image du corps « dissociée », avec tout ce qui en résulte : impossibilité du sujet de se percevoir lui-même en tant que totalité corporelle, appréhension boiteuse du corps d’autrui, angoisse de mutilation, agressivité physique tournée vers soi-même ou vers l’autre, etc.

La première œuvre publiée de Michaux s’intitule Les rêves et la jambe (1923) : « la jambe est intelligente. Toute chose l’est. Mais elle ne réfléchit pas comme un homme. Elle réfléchit comme une jambe ». D’ores et déjà, il s’agit d’une partie du corps, d’un membre qui aurait en quelque sorte conquis son autonomie. Citons Ecuador : « je suis né troué / Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine, / mais il y souffle un vent terrible ». Épreuves, exorcismes : « je me retrouvais creusé d’espaces vides et ouvert abominablement de toutes parts à ces petits hommes en fil toujours prêts à passer ». La vie dans les plis : « une guerre passe (…). Il est donc naturel qu’elle écrase par-ci par-là quelques crânes. C’est ce que le trépané se dit. Il ne veut pas de pitié. Il voudrait seulement rentrer dans sa tête ». L’on n’en finirait pas, au vrai, d’accumuler les citations où se pressent les images corporelles, qu’il s’agisse d’organes externes ou internes, sous le signe du morcellement, de l’éventration, de l’intrusion, de la chute, de l’amollissement. Faut-il en conclure que nous avons ici affaire à un tableau psychotique ?  Tel n’est pas l’avis de Robert Smajda, dans Poétique du corps – l’image du corps chez Baudelaire et Henri Michaux (Peter Lang, 1988) : « aussi dispersé, aussi mutilé qu’il paraisse, jamais pourtant le corps chez Michaux ne se dissocie selon le processus décrit par G. Pankow dans la psychose. Au comble du déchirement, il retient toujours le sentiment de son unité, d’une unité sans cesse remise en question, mais jamais réellement abolie ».

L’expérience de la folie par les drogues

S’agissant des confins de la folie, un autre aspect de l’œuvre de Michaux doit être abordé. À partir de 1955, en effet, il entreprend d’expérimenter systématiquement sur lui-même les effets de certaines drogues hallucinogènes, dont la mescaline et la psilocybine. Cette exploration mentale aux rivages les plus extrêmes et les plus instables de l’esprit donne lieu à quatre grands livres : Misérable miracle (1956), L’Infini turbulent (1957), Connaissance par les gouffres (1961 – spécialement la 5e partie, Situations-gouffres) et Les grandes épreuves de l’esprit (1966), sans compter les « poèmes mescaliniens » et de nombreux dessins. Notamment, l’on apprend dans Misérable miracle comment l’auteur, ayant pris par inadvertance une dose trop forte, a fait malgré lui l’expérience de la folie. Ce thème revient dans Situations-gouffres, où sont analysés les différents phénomènes d’aliénation dus à la drogue (perte de la conscience du corps, hallucinations, délire de souveraineté, etc.), et dans Les grandes épreuves : « la drogue, comme la folie, désorganise l’univers du sujet et le complique à l’infini. Elle lui donne le sentiment d’être livré à autrui et persécuté » (Robert Bréchon, Michaux, NRF Gallimard, 1969). « Dans cette schizophrénie expérimentale que décrivent les traités sur la mescaline, on apprend beaucoup sur la folie et sur la drogue, mais on ne peut pas ne pas reconnaitre la folie idiosyncrasique de Michaux, cette manière personnelle et inimitable qu’il a d’être au monde, d’être dans l’espace, de penser et de vivre l’espace, et surtout peut-être cette manière personnelle et inimitable qu’il a de le nommer, de le créer par le langage » (R. Bréchon, « L’espace, le corps, la conscience », dans Cahier de l’Herne – Henri Michaux, 1966).

La folie peut-elle se dire ?

Faut-il conclure que, à l’instar d’autres expériences humaines paroxystiques telles que la passion, le crime ou le deuil, la folie – au sens large – a généreusement nourri la littérature, et qu’en cela consiste pour l’essentiel leur interrelation ?  Ce serait à l’évidence une caricature. La démence en effet n’est pas une expérience comme les autres. Elle a certes pu constituer un thème littéraire fertile, comme le montrent la « trilogie noire » de Verhaeren ou certaines nouvelles de Hellens. Elle a pu servir à échafauder un personnage, plus ou moins convaincant selon les cas, le moins émouvant n’étant pas l’Orion de Henry Bauchau, dans L’enfant bleu. La mécanique du devenir-fou a pu donner matière à un scénario efficace sous la plume d’un Rodenbach (Bruges-la-Morte) ou d’un Crommelynck (Le cocu magnifique). La démence permet aussi, plus banalement, de pimenter une histoire ou de la dramatiser, comme on le voit dans maints récits fantastiques ou policiers.

Pour intéressantes qu’elles soient, ces différentes fonctions ne sont cependant qu’un aspect mineur de la relation qui nous occupe : elles ont en commun de « contenir » la folie, de la placer dans une position d’objet par rapport à l’écriture littéraire, celle-ci utilisant celle-là pour les besoins de son déploiement propre. Or, on a pu s’en convaincre, ce n’est qu’en subvertissant l’espace littéraire existant que la folie peut « se dire » vaille que vaille, faire entrevoir quelque chose de sa vérité. Plus clairement encore : asservie à un projet littéraire, la folie est fatalement mythifiée, réduite à un amalgame de clichés que seuls les meilleurs écrivains – l’on pense notamment à Franz Hellens – parviennent à renouveler ou à dépasser.

La tombe de Georges Rodenbach au Père-Lachaise (c)bruges-la-morte.net

Comme l’ont bien montré Thévoz et Baal, les « écrits bruts » ne sauraient en aucun cas être considérés comme une forme littéraire ou même paralittéraire : bien que relevant sans conteste de la pratique scripturale, ils sont en leur anarchie intime le déni du code sans lequel la littérature est tout simplement impossible. Leur accès à la publication se fait uniquement par le truchement de circuits très spécialisés, s’adressant à un public qui l’est tout autant. Les textes des « fous littéraires », quant à eux, posent une question plus délicate, car leurs auteurs écrivent manifestement pour être lus, font pour cela tout ce qu’ils peuvent, et d’ailleurs se prennent en général très au sérieux dans ce rôle. Le tirage et la diffusion restent certes confidentiels, sans compter les manuscrits et les projets sans lendemain. De tels livres, pourrait-on dire, caracolent sur la crête entre le lisible et l’illisible, récoltant souvent le fameux verdict « ce n’est pas de la littérature » qu’on a beaucoup entendu à propos des dadaïstes ou des surréalistes, pour ne citer qu’eux. Restent alors quelques écrivains atypiques qui, comme Baillon, de Boschère ou Michaux, sont parvenus en dépit de leur singularité à s’imposer dans l’orbe littéraire institué – mais, du même coup, en ont écartelé soudainement les règles et les limites.

On serait tenté de conclure que la littérature en soi n’est guère en mesure de faire progresser notre connaissance de la folie, mais que, par contre, une certaine folie coulée en écriture – comme chez Artaud – est en mesure d’élargir les limites et donc le sens même de la littérature. Certes, il faut rappeler que, pour Freud et ses successeurs, c’est le psychanalyste qui a tout à apprendre de l’écrivain, et non l’inverse. Mais, d’abord, rares et exceptionnels sont les écrivains auxquels fut reconnue une telle fonction prophétique : Sophocle, Shakespeare, Goethe…  En second lieu et surtout, ce « savoir » crypté dans le texte littéraire, et dont la mise à jour exige force science et patience, c’est à son propre insu que l’écrivain l’y a mis. Car le romancier, le poète ou le dramaturge ne savent pas tout ce qu’ils font en écrivant, tant s’en faut, et c’est dans cette ignorance seulement que peuvent surgir des éclairs de vérité sur la part obscure de l’esprit, part où la folie rôde depuis la nuit des temps.

Daniel Laroche

L’auteur adresse ses vifs remerciements à M. Jean-Michel Pochet pour son aide précieuse concernant les ouvrages de « fous littéraires ». Et à Mme Carine Fol, directrice de l’association « Art en marge » (qui deviendra bientôt le musée « Art & Marges »), pour les œuvres qu’elle a aimablement permis de reproduire.