Et quand a-t-on su quelque chose d’essentiel ? Quand ?

Un coup de cœur du Carnet

Véronique DAINE, Amoureusement la gueule, illustré de six dessins d’Anne Marie Finné, Herbe qui tremble, 2019, 62 p., 13 €, ISBN : 978-2-918220-99-2

La collection « D’autre part » de L’herbe qui tremble dirigée par Thierry Horguelin qui donne à lire des textes inclassables accueille un nouveau recueil de la poétesse gaumaise Véronique Daine. En introduction, une phrase du poète hongrois Janos Pilinszky : “Combien tard nous comprenons que la pénombre des yeux peut être plus précise que la lumière d’une lampe”. Cette citation laisse entrevoir que sous les apparences, il y a un paysage intérieur vivant, taillé dans une écriture organique où deux mots s’opposent l’un à l’autre : la gueule et le visage. Dans une danse animale presque sauvage, les mots sont comme des pulsations sanguines. Un rythme de chasse scande la langue dans une succession de courts fragments de prose poétique qui cognent, martèlent, poussent, soufflent et pulsent.

Le « corps souvent suspendu au cintre des épaules » cherche « amoureusement la gueule ». Comment atteindre ce qui habite au plus profond de soi ? Comment trouver les mots et rendre lisible / visible ce domaine farouche ? Comment être à l’écoute de soi, de la gueule sans laisser le visage remporter ce bras de fer ? Écrire, c’est un travail solitaire, une bataille qui abîme, une lutte contre ses propres failles, une résistance contre le « cirque » du monde extérieur, une délivrance pour soi-même. Elle dit, à travers le mot visage, tout un inventaire de peurs qui empêche d’entendre la gueule : faire du matin léger, la déferlante des il-faut, cette déferlante qui s’affaire à vivre, la pluie, la fatigue, les magasins à la fin de l’après-midi, le bruit assourdi d’une voiture etc.

La nuit ou à la lisière du jour et de la nuit, les yeux clos ou mi-clos, « dormant et non-dormant » est propice à la sortie de la gueule. Seul l’état de rêverie tend vers la promesse de la laisser s’exprimer même si souvent elle ne l’entend pas. La vie de tous les jours fait recommencer sans cesse des gestes mécaniques, faute de sens. Cette répétition d’actes quotidiens étouffe la gueule. Et chaque jour qui passe, et chaque nuit qui s’achève, le dehors et le dedans se pourchassent, l’un étant la proie de l’autre. Pourtant, la poète s’accroche et écrit comme un refrain « Je fais le matin », et chaque matin est une tentative de laisser « amoureusement la gueule » venir et être un battement audible dans la langue.

« Je crois toujours que si le battement ne vient pas je peux le fabriquer. Mais l’organique ça ne se laisse pas piéger comme ça. Alors je reste en déroute. Les pensées comme des étoiles filantes. Plus quelques fragments de rêve qui traversent la conscience à grande vitesse trop grande pour en saisir une forme. Après ça ralentit un peu. Se fixe comme pour une mise au point. Par séquences disparates. »

Il faut l’entendre dire ses poèmes lors de lectures publiques, même si Véronique Daine fait partie des poètes plutôt discrets, trop discrets, qu’on n’entend pas ou pas assez. Pour celles et ceux qui aiment la poésie qui vient du ventre, qui incarne à la perfection le sens du « vivrécrire » (Marina Tsvetaeva), ce livre est un collier de pierres précieuses couleur de sang.

Mélanie Godin