MONDES imPARFAITS. Autour des Cités obscures de Schuiten et Peeters, Impressions Nouvelles et Maison d’Ailleurs, 2019, 128 p., 28,50 €, ISBN : 978-2-87449-730-8
À l’occasion de l’exposition MONDES imPARFAITS. Autour des cités obscures paraît l’ouvrage éponyme interrogeant la question de l’utopie et de la dystopie. Illustré de dessins rares de François Schuiten, de nombreux documents, d’un long entretien entre Marc Atallah, Schuiten et Peeters, de textes de François Rosset et Marc Atallah, le livre questionne la naissance, la genèse de l’utopie (de Thomas More, Francis Bacon à Campanella, Cyrano de Bergerac, Marivaux…, sans oublier les précurseurs, Platon, Lucien de Samosate…), l’avènement de la dystopie avec Zamiatine, Huxley, Orwell et la présence d’un schème utopique/dystopique dans les Cités obscures. Projet de société idéale, planification d’un bonheur collectif, l’utopie témoigne en son étymologie de l’oscillation qui porte sa visée d’une cité parfaite : elle est à la fois « u-topos », « d’aucun lieu », et « eu-topos », « un lieu bon », prisonnière de l’imaginaire et rêve promis à sa réalisation.
Sœurs siamoises, l’utopie contiendrait en elle la menace d’une dérive vers la dystopie au terme d’une réversibilité des signes (le rêve virant au cauchemar, la liberté à l’aliénation). Sa visée d’un régime juste, égalitaire porterait les germes d’un système totalitaire. Nourries de nombreuses références artistiques, scientifiques (Jules Verne, Borges, Escher, Orson Welles…), Les cités obscures s’ouvre sur un premier album, Les murailles de Samaris, au cœur duquel l’utopie ne compose pas un élément agissant. Dès La fièvre d’Urbicande, l’activation de composantes de l’histoire de l’utopie se connecte à d’autres influences (Piranèse, Kafka…) qui complexifient le terreau utopique/dystopique. C’est au travers de leur élection d’un style architectural vertébrant, singularisant chacune des cités que Samaris, Urbicande, Xhystos apparaissent comme des mondes utopiques. Une utopie qui, au fil des albums, évolue, passant du rang d’une possibilité à la fois souhaitable et réalisable à celui d’une chimère barrée. Non seulement, le passage du possible au réel s’est enlisé mais la perspective même de sa concrétisation est perçue comme le plus grand danger. Portés par les sirènes du progrès, l’élan moderniste et le prométhéisme urbanistique d’Urbicande s’enferrent dans la prolifération cauchemardesque du Réseau. La Tour met également en scène les inflexions dystopiques de l’utopie. Dans la plupart des cités, un grain de sable vient gripper les visées pharaoniques des descendants des bâtisseurs de la Tour de Babel. Leur effondrement, leur ruine couronnent leur volonté démiurgique. Les grands récits visant l’hyperrationalisation des sociétés, leur soumission à des architectures déshumanisantes, à des urbanisations liberticides, se fracassent, libérant le déchaînement d’une nature qui reprend ses droits.
À contempler « La revanche des arbres » de Schuiten, on rêve que ce scénario devienne réalité, que les grands feuillus étouffent le béton, les édifices d’acier, viennent à bout des rets mortifères concoctés par des assassins high tech. L’ère des grands récits est révolue : il ne peut y avoir de planification du vivre ensemble ; tout désir de maîtriser l’événement, l’aléatoire engendre un système panoptique autoritaire. Prenant acte de la faillite des récits utopiques, Schuiten et Peeters opposent à la prolifération actuelle de créations dystopiques le pari pour le frayage de « micro-utopies », locales et non plus globales. Au lieu de s’abandonner à un futur bloqué, en panne, interdisant toute projection, il s’agit « d’ouvrir de petites fenêtres utopiques » (Benoît Peeters).
Véronique Bergen
À savoir
Mondes (im)parfaits. Autour des Cités obscures de Schuiten et Peeters
Exposition du 17 novembre 2019 au 25 octobre 2020
Maison d’Ailleurs
Place Pestalozzi, 14 – Case postal 945
1401 Yverdon-les-Bains – Suisse
Ma-dim : 11h-18h ; lu : fermé
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