Au-delà de l’érotisme

Arnaud DELCORTE, Tjukurrpa, Peintures de Kevens Prevaris, Éranthis, 2019, 134 p., 20 €, ISBN : 978-2-87483-019-8

« Tjukurrpa » est un mot de la langue anangu, propre à un peuple aborigène d’Australie. Il signifie « le temps du rêve », cette ère mythique totalement éthérée qui a précédé la création de la Terre, mais continue de coexister discrètement avec le monde tangible. Utiliser comme titre d’un recueil poétique ce mot exotique – qui reviendra une seule fois, en fin de volume – n’est pas un geste superficiel. C’est suggérer d’emblée l’existence d’une « quatrième dimension », de nature à la fois cosmogonique et spirituelle, sans toutefois que l’auteur juge nécessaire d’en mener davantage l’exploration. Au fil des pages, il accorde en effet une plus grande place aux origines du bouddhisme, à travers le personnage de Shakyamuni, « fils aîné du soleil et havre de sagesse », également qualifié de « Tathâgata », et auquel succèdera un jour Maitreya ; un autre poème mentionne l’érudit-traducteur Kumârajîva, patriarche de l’école des Trois Traités, qui influença fortement le bouddhisme chinois… Troisième grande référence spirituelle d’Arnaud Delcorte : l’épopée de Gilgamesh dans la Mésopotamie antique, où apparaissent son ami Enkidu, Soumouqân, dieu des troupeaux et des bêtes sauvages, mais aussi la déesse Arourou, génitrice de Gilgamesh.

Malgré la très explicite remémoration de ces trois sources anciennes, Tjukurrpa ne relève pas de la poésie philosophique ou méditative. Les vicissitudes de la libido y prennent la plus large part, comme le confirme d’ailleurs une brève postface : « les poèmes furent écrits entre le 14 et le 23 avril 2017, dans un carnet de 100 feuilles à couverture dorée, sans réécriture. Ils donnent ainsi la chronologie des émois d’un court intervalle de vie. Le carnet a été offert à un ami cher ». Cette liaison, où sont passagèrement conjurées les ombres de la mort et de la solitude, est évoquée parfois crument (« ta petite culotte », « le sperme sur ta main », « pas mal par terre / encore mieux contre un mur »), mais le plus souvent de manière allusive ou métaphorique, avec de fréquentes échappées vers d’autres zones mentales. La rencontre des corps, les « caresses coupables », les « palabres », les « gifles galantes », la jeunesse de l’amant, le « tourbillon insensé des sens », les « grands coups d’estoc rouge et fervent » ne laissent cependant guère de doute. Comme chez Gide ou Montherlant, le désir du poète est pimenté d’exotisme africain (« missile d’une peau noire », « Sahara revigorant », « ta cuisse cuivrée », « khamsin autour des reins »), sans oublier le soleil de Paphos en Crète, où les Grecs situaient la naissance d’Aphrodite, et surtout l’ancienne Hispaniola : outre les mentions de Guacanagaric et de Wyclef Jean, les vingt-deux tableaux reproduits en couleur sont d’un artiste haïtien, et communiquent aux poèmes – qui semblent quelquefois les commenter – leur atmosphère chaleureuse et sensuelle.

On le note, le recueil pratique une sorte de sautillement incessant d’un lieu à l’autre, d’un espace mental à un autre, mobilité encore accentuée par les nombreux pérégrinismes, qui culminent dans deux poèmes entièrement écrits en anglais. Présenté par l’auteur comme la « chronologie » d’une brève décade amoureuse, il ne présente pourtant aucune linéarité narrative ou introspection méthodique. Arrivent en grand désordre des notations sensuelles, des réminiscences érudites, des images érotiques, des pensées austères, « la chute des petits triangles roses ensanglantés », des noms contemporains (Gallimard, Barthes, Sakamoto), l’évocation de fluides tels que le sperme, le sang et surtout l’eau (Seine, larmes, pluie, océan, grand large, source, torrents, grandes eaux). Tout prend l’allure d’un afflux incontrôlé où l’ici-maintenant de la rencontre suscite de multiples éclairs mémoriels, lesquels en réaction l’influencent et le colorent. Pour A. Delcorte, l’érotisme ne se suffit pas à lui-même. L’expérience sexuelle doit se doubler d’une expérience imaginative, presque mystique, où elle trouve sa véritable ampleur et sa pleine signification. Ainsi faut-il comprendre les références aux croyances anangu, bouddhiste et mésopotamienne. Elles ne sont pas là pour décorer le texte ou impressionner le lecteur, mais pour exorciser le prosaïsme et l’indigence de la réalité vécue, en postulant l’existence d’une sagesse supérieure qui est en même temps une stratosphère spirituelle. Accompagnant de manière invisible et permanente notre vie terrestre, cet ailleurs, affirme Tjukurrpa, est là pour nous éviter la suffocation existentielle dans l’insignifiant.

Daniel Laroche