Une étoile solitaire à la recherche de la rédemption

Un coup de cœur du Carnet

Martine ROUHART, Les fantômes de Théodore, Murmure des soirs, 2020, 116 p., 16 €, ISBN : 978-2-930657-60-8

Comme tous les dimanches, Charlie rend visite à son père Théodore. Ces deux-là sont unis par une belle complicité où les mots sont superflus : contemplatifs, ils aiment se gorger des petites contingences de la vie.

Nous aimons les mêmes choses immatérielles et un peu inutiles, le roucoulement des tourterelles, le vent dans les feuilles, la couleur du ciel avant l’aube. Nous aimons souvent ne rien faire, dans le silence, sans nous ennuyer. Juste le plaisir d’être ensemble. Entre lui et moi, c’est une complicité tendre, tissée d’évidences qui ont la texture de ce qui nous relie aux arbres et à la terre. […] J’ai choisi de lui apporter cette fois un volume sur les Animaux de nos campagnes, déniché dans une bouquinerie située près de chez moi, où j’ai mes habitudes. Il le feuillette une minute, me remercie comme si c’était un présent unique et extraordinaire et le met de côté, l’air ailleurs, songeant déjà à autre chose qu’il ne dit pas. Il est souvent comme ça, mon père, on ne sait pas toujours à quoi il pense. Une lueur se dilue au fond de ses yeux et le voilà parti… ne laissant que la fixité de son regard sur l’invisible. Une marée l’emporte au loin, il faut seulement attendre le ressac.

Aujourd’hui, Charlie accomplit son rituel dominical sereinement, mais elle découvre avec surprise une maison paternelle bien rangée et vide. Ce départ impromptu ne ressemble pas à l’image que Charlie a de son père. Après avoir traversé une phase de colère et d’inquiétude, elle décide d’attendre patiemment le retour du fugitif. Ce dernier revient les yeux cernés, Charlie comprend instantanément le besoin d’espace et de silence de son complice. Petit à petit, les mots se délient : Théodore a emmené dans un studio Kamal, un patient soudanais sans papier rencontré dans l’hôpital où il travaille. Il veut lui éviter un séjour très probable dans un centre fermé.

Face à cette confidence, Charlie et son frère Paul sont dans la consternation : qui est ce père qui s’implique autant pour cet inconnu ? Peu à peu, les vieux démons de Théodore vont être dévoilés à ses enfants et les aider à combler les non-dits du passé de leur père, résumé en une ou deux lignes toujours identiques. On découvre un homme enfermé dans sa prison intérieure, pétri de honte et de culpabilité, qui cherche à donner à Kamal le beau cadeau qu’une femme lui a offert il y a quelques années (cet épisode est développé dans le précédent roman de l’autrice, La solitude des étoiles).


Lire aussi : notre recension de La solitude des étoiles


Martine Rouhart nous livre ici un roman polyphonique où Théodore et ses enfants s’expriment chacun à leur tour. On comprend rapidement leurs différences, leurs difficultés de communication, leurs manques, leurs silences (« Il vaut mieux se taire lorsqu’on ne sait pas jusqu’où peuvent aller les mots »). Malgré leurs attentes déçues, ils se frôlent, se parlent sans s’écouter et cherchent à se rencontrer, encore et encore. L’amour qui les unit est palpable, on sent la force et la fragilité de leur lien de sang souvent malmené.

Avant de te lancer dans de belles actions qui font du bien à ton petit égo, tu pourrais regarder autour de toi, et il ne faut pas aller loin. Regarde comme ta fille rame, avec ses contrats précaires qui s’enchaînent l’un après l’autre et ne l’amènent nulle part. Tu as vu le bouge dans lequel elle habite ? Tu ne pourrais pas l’aider, elle, plutôt qu’un inconnu ? 

Au fur et à mesure de ses publications, l’autrice a affiné sa plume vers un style efficace qui dévoile une belle lucidité sur le fonctionnement humain. Les fantômes de Théodore est un récit empli d’une douce poésie qui fait entendre avec un rythme et des mots justes, tout en retenue, la présence absente d’un père cabossé qui a essayé maladroitement d’oublier ses fantômes du passé et qui a choisi le chemin lui permettant de les rendre plus doux. Pour continuer à vivre. Enfin.

Séverine Radoux