Renaud NATTIEZ, Brassens et Tintin. Deux mondes parallèles, Impressions Nouvelles, 2020, 190 p., 17 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 9782874497476
Quoi de plus dissemblable, si ce n’est incompatible a priori, que les univers de Georges Remi, alias Hergé, et de Georges Brassens ? L’esthétique de la ligne claire du Bruxellois et les valeurs morales qu’elle illustre s’accommodent-elles des filles de joie, quadrumanes en rut, matrones aux mamelles matraqueuses de cognes et autre nonette nymphomane qui se rencontrent dans les compositions du Sétois ? Un récent essai publié aux Impressions Nouvelles tente d’établir le parallèle, non pas entre deux hommes, mais bien entre les démarches créatives de deux esprits qu’une commune liberté caractérise. Et la démonstration, de si hasardeuse qu’elle pouvait apparaître au départ, s’avère convaincante, à sa mesure. En effet, on sent que Renaud Nattiez s’est avant tout plu à évoquer, dans un même ouvrage, ses passions les plus ardentes, afin de les communiquer conjointement au public. Le rapprochement n’est donc pas forcé, mais doit, pour être pleinement savouré, s’aborder comme le partage d’une dilection, d’un goût, et non comme une étude à prétention démonstrative.
L’auteur comptait déjà plusieurs publications dans le domaine de la tintinologie la plus pointue, notamment un Dictionnaire Tintin en 2017 et un ambitieux Les femmes dans le monde de Tintin (2018). Jusqu’ici, pas de référence à part entière consacrée à Brassens dans sa bibliographie, si ce n’est que, dans Le mystère Tintin, en 2016, Nattiez proposait une audacieuse comparaison entre l’auteur de La ronde des jurons et la rhétorique fleurie du Capitaine Haddock. Une esquisse de l’entreprise menée à son terme ici ?
Dans son introduction, Nattiez établit une série de constats généraux s’appliquant aux deux œuvres : succès quantitatif des ventes d’albums (tiens, le mot est le même pour le rayon BD ou disques…) ; difficulté à enfermer les personnalités dans un cadre idéologique rigide, même s’ils sont les tenants d’une tradition (catholique chez l’un, libertaire chez l’autre) ; et surtout, ce fait indéniable selon lequel « Hergé et Brassens réconcilient les élites avec la culture populaire. […] Tous deux touchent le grand public mais sont aussi les alliés des lettrés. »
Sur ce socle évident se superposent les différents chapitres de l’exploration buissonnière (mais très documentée) menée par Nattiez. Le lecteur appréciera ainsi la subtile contradiction apportée à la prétendue simplicité du trait hergéen comme du phrasé brassensien, l’évocation de la foisonnante « comédie humaine » campée aussi bien dans les aventures que dans les chansons, les herbiers et les bestiaires voisins, la tonalité qui se décline du rire au larme selon l’adage « Rien n’est grave mais tout est tragique », l’amitié érigée en vertu cardinale ou l’individualisme cultivé en défiance du commun et du grégaire…
Le propos, parfaitement filé, de cette relecture intégrale nous laisse aboutir naturellement à la conclusion qu’il faut revenir sans fin aux deux plus grands non-donneurs de leçons du 20e siècle que furent ces deux Georges-là – un prénom dont on comprend désormais pourquoi il s’écrit au pluriel…
Frédéric Saenen