Un coup de cœur du Carnet
Pascal LECLERCQ, Saison six, Angle mort, 2019, 24 p., 16 €, ISBN : 978-2-9602174-4-5
Voici une suite à Journal apocryphe : cinquième saison qui paraissait chez Maelström en 2018 dans le recueil Analyse de la menace. On y retrouve les thématiques de prédilection de Pascal Leclercq : un monde qui sombre, une inquiétante urbanité, des animaux et des personnages interlopes, un corps mis en doute, trifouillé, manipulé, et une recherche sur le sens et la mise en jeu de l’écriture. Sur la broche du texte, la langue rôtit, donnant à l’absurde droit de vie et de mort, et allumant ici et là les feux brûlants de l’humour noir.
16.03
Je n’en finis pas de débarquer chez mes hôtes avec une réflexion inadaptée pour chaque situation, – je suis quoi qu’il en soit trop fatigué pour me poser les bonnes questions.
Dans Saison six, l’intime passe sur le grill. Entre le 7 mars et le 7 mai, Pascal Leclercq tient le journal halluciné d’une saison en enfer. Là où le diable danse, surgit la poésie – le poète la collecte à même ses chairs, à vif, au creux du cauchemar. « Journal apocryphe », Saison six fait œuvre de désacralisation, implacable et crue. Le nombre de la bête est inscrit dans les plis du recueil, qui se tatoue de signes sataniques : « plus un poème fini n’a quitté l’officine depuis six ans », « on m’a passé dans un four à soixante-six degrés ». Aller simple pour la route 666.
05.04
(…)
Quel diable me court après
pour que je me mette moi-même
à courir désespérément
sans que jamais
je ne rattrape rien
ni personne ?
La sixième saison, nous aussi, nous la reconnaissons. Son horizon est celui de la perte ; ses trajectoires, pelliculées de cendres, vacillent. Rupture, désenchantement, résignation, semblent ôter même aux enfants le désir de vivre, et enduisent le monde de « savon noir », rendant vaine toute tentative d’atteindre un équilibre. En saison six, le sens est percé de trous comme l’âme, et le poème devient fragment. Solitaire, comme l’exige le désespoir, le poète en arpente les jours et les nuits, nous laissant suivre ses empreintes dans le calendrier du désastre :
26.04
Je reprends la route,
j’ai un paquet de clous à semer sur l’asphalte
les pneus se souviendront de ce jour
où j’ai dit : reste pas chez toi, comme ça,
prends la route t’as un paquet
de clous à semer sur l’asphalte.
Le pied droit dans un piège à loups,
les crocs bouffent mes mollets
et la peau – putain sensible – pleure
de chaudes larmes vermillonnes
de crocodile à vif
En saison six, la solitude est peuplée – et le bestiaire, transpéciste, de Pascal Leclercq, mordant. On y croise des mites en appétit, des bernaches, des couples de couples, un baiser de Judas à un roi, un échevin de l’épanouissement public, une greffe de seins, un précepteur et des varans sadiques, des propositions aguicheuses de suicide collectif… La lucidité est masochiste et le masochisme est une farce.
02.04
Une histoire sans queue.
Un cochon dit bonjour à deux vieillards vicieux, – à présent ils sont morts. Rentré sur la pointe des pieds dans mon salon, c’est un animal que je connais peu, et qui vient m’expliquer comment les choses se déroulent ici-bas, si bien que je suis extrêmement déçu de l’entendre partir sur la pointe des pattes le matin suivant.
Sans concession, Pascal Leclercq tranche dans le corps des textes, creusant sa pratique, interrogeant sa démarche de poète, d’imprimeur. Pfuuit : une onomatopée clôt le premier poème – elle marque bien l’idée que se fait l’auteur de son importance. Le programme : contemplation des lettres, récolte de poésie sur les murs, et remise en question du sens, nu, « en aucun cas romantique ».
01.04
Plus un poème fini n’a quitté l’officine depuis six ans. Je ne fais qu’accumuler déconvenues, notes de lecture, déclarations d’intention sur de futurs discours, – mais qu’ai-je encore à dire ? Il me semble flotter au gré des vents, drapeau prisonnier de sa hanse, dont se moquent les corbeaux.
Paupières scotchées sur le spectacle de la déroute, le poème crache, tandis que plane toujours la menace, quelque part. En compagnie des éditeurs de l’Angle Mort, qui publient Saison Six et partagent avec lui le goût des mots qui flinguent et des livres bien faits, Pascal Leclercq réalise sur les presses de ses ateliers Poésie Pur Porc la typographie et l’impression de textes hors circuits, libres des conventions, quelle qu’en soit la saison. Lisons-les – et gardons l’œil ouvert.
26.03
Le soir je sens l’intime flamme qui vacille, quand je vide ma mémoire de ce qui était gloire et que je l’emplis de regrets.
Maud Joiret