Dans nos archives : Panorama du théâtre belge actuel

À l’occasion de la journée mondiale du théâtre, célébrée chaque année le 27 mars, nous republions un article d’Émilie Gäbele, paru dans Le Carnet et les Instants n° 188 (2015) consacré au théâtre belge d’aujourd’hui.

Les auteurs dramatiques ont été célébrés lors de la cérémonie de remise des Prix Littéraires 2015 de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Martine Wijckaert s’est vu décerner le prix triennal d’Art dramatique pour sa Trilogie de l’enfer, tandis que Jean-Marie Piemme et Jean Louvet, décédé quelques semaines plus tard, étaient primés conjointement, pour l’ensemble de leur œuvre, par le prix quinquennal de Littérature. À l’heure de l’omniprésence de l’« écriture de plateau », que recouvre le terme « écriture dramatique » ? Qui considère-t-on comme « auteur dramatique belge francophone » dans un paysage théâtral où de nombreux artistes prennent la plume ? Quelle part de leur production se retrouve mise en scène et publiée ? 

Une histoire du théâtre belge

Maurice Maeterlinck

Le théâtre est un matériau vivant en perpétuel mouvement. L’importance donnée au texte et à son auteur a énormément évolué à travers le temps. Dans les prémisses du théâtre belge francophone, on voit des écrivains occuper le devant de la scène : Maeterlinck, Ghelderode, Crommelynck… L’œuvre théâtrale tourne avant tout autour de leur nom et de leur notoriété. Une reconnaissance en France va de pair. Le 20e siècle voit la figure du metteur en scène émerger partout en Europe. Antonin Artaud[1] revendique cet abandon du primat de l’auteur pour celui du metteur en scène. Le théâtre littéraire est mort.

Le « Jeune Théâtre » des années 70-80 se caractérise par une cassure – notamment avec l’omniprésent et omnipotent Théâtre National de Belgique fondé en 1945 par Jacques Huisman – et ouvre la voie à une nouvelle interrogation du texte. Marc Liebens, et son Ensemble Théâtral Mobile, oriente son travail vers un théâtre critique d’inspiration brechtienne. L’apparition de cette compagnie marque un tournant majeur, celui de la montée en puissance de nouvelles formes théâtrales. Marc Liebens collabore avec deux dramaturges[2] – Michèle Fabien et Jean-Marie Piemme – et met en scène les écritures contemporaines. De nombreux acteurs et compagnies comme le Théâtre du Crépuscule de Philippe Sireuil, l’Atelier Saint-Anne de Philippe van Kessel, le Théâtre Élémentaire de Michel Dezoteux ou La Balsamine de Martine Wijckaert, relaient son travail. Ils insistent sur la dimension fondatrice du texte, qu’il soit contemporain ou issu du répertoire, et veulent le mettre au centre du processus créatif.

Jean-Marie Piemme

La toute-puissance du metteur en scène s’amoindrit, lui qui a régné sur le 20e siècle, mais sa domination n’est pas entièrement abolie[3]. Il devient l’un des ouvriers du projet théâtral et cherche, avec ses forces vives – les comédiens, le scénographe, les techniciens… – la meilleure concrétisation de son projet. L’auteur oublié reprend sa place, à côté du metteur en scène. Comme le dit Jean-Marie Piemme : « La rencontre d’un metteur en scène et d’un auteur, de leurs deux violences, est toujours un événement. […] Chacun pousse l’autre à aller plus loin. […] À cet égard, la rencontre de Chéreau et de Koltès paraît exemplaire. »[4] Jean-Marie Piemme n’a pourtant rien à envier à ce duo. Sa rencontre avec Philippe Sireuil est similaire à celle du couple Chéreau-Koltès puisque Sireuil a monté plus d’une dizaine de ses pièces dont Le café des patriotes, Toréadors et Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis.

L’intérêt soutenu de Philippe Sireuil pour le contemporain l’a d’ailleurs conduit à devenir l’un des principaux révélateurs d’œuvres d’écrivains belges. Il a passé de nombreuses commandes, notamment à Jean Louvet (L’homme qui avait le soleil dans sa poche), à Paul Émond (Les pupilles du tigre) ou encore à Jean-Marie Piemme.

De nouveaux lieux naissent, tel que le Théâtre Varia, à l’initiative des trois metteurs en scène Marcel Delval, Michel Dezoteux et Philippe Sireuil. Ils servent les textes contemporains (belges, français, allemands, anglais…), tout en gardant un grand intérêt pour les textes du répertoire. Il y a un va-et-vient constant entre le passé et le présent qui se répondent l’un l’autre au travers des œuvres. Affirmer le nouveau, faire travailler l’ancien ; voici le leitmotiv du Jeune Théâtre.

Certaines compagnies ou artistes refusent ce primat du texte et ne veulent pas servir des auteurs. Les premiers spectacles du Groupov, par exemple, travaillent sur des débris divers de discours et brisent les formes traditionnelles par des performances. On se tourne vers les écritures de plateau.

Dans les années 1990, l’artiste est amené à repenser et réinterroger les fondements du théâtre et la place du texte littéraire et de la scène au sein du même geste de création. Une véritable écriture naît directement du plateau et se veut résolument contemporaine. Cet héritage du théâtre post-dramatique, qui libère la scène des règles aristotéliciennes de la pièce écrite, s’affirme au 21e siècle. L’« écriture de plateau », telle que la définit le philosophe et critique de théâtre Bruno Tackels[5], replace la notion d’écriture, non exclusivement textuelle, au centre du processus de création. Un spectacle devient un tissage abstrait constitué de composants concrets, qui peuvent être plastiques, sonores, visuels, chorégraphiques, médiatiques…, le tout orchestré par la mise en scène. Le texte écrit fait partie de cet ensemble sans toutefois le précéder, il n’est plus qu’un matériau parmi d’autres. Le metteur en scène devient, tout comme l’acteur, un auteur à part entière. La frontière entre l’auteur et le metteur en scène s’efface.

Au même titre que les mots, le corps se fait un nom. On part explorer le corps de l’acteur, on expérimente son rapport à l’espace, ses mouvements. La parole devient un élément parmi d’autres. Théâtre gestuel sans texte, danse contemporaine, performance… ces disciplines sont également fécondes en Belgique.

Être auteur dramatique

Émile Lansman

Dans les années 1980, la promotion et la diffusion des auteurs belges francophones voient le jour. En 1989, Émile Lansman se lance dans l’édition. Toujours active aujourd’hui, sa maison d’édition ne favorise aucun genre théâtral en particulier et permet, depuis de nombreuses années, de découvrir de nouveaux talents – elle publie en partie des pièces pour lesquelles il n’y a eu aucun projet de création – et de valoriser le travail d’auteurs accomplis. Jean Louvet, par exemple, est l’un des premiers à avoir été publié. Émile Lansman a beaucoup apporté au théâtre tant belge qu’international. Il est certainement l’un des plus grands spécialistes européens des dramaturgies francophones.

D’autres groupes d’édition sont apparus mais n’ont pas survécu : Aven, Didascalies… Ces initiatives convergent vers une même volonté de favoriser ou de faire connaître l’écriture, comme Temporalia lancé par Pietro Pizzuti. Dans leur sillage est né le Centre des Écritures Dramatiques Wallonie-Bruxelles qui propose de nombreux services d’aide aux auteurs. Depuis plusieurs années également, il existe des masters en écriture dramatique, comme à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle.

Qui se cache derrière cet « auteur dramatique belge francophone » ? Être exclusivement écrivain de théâtre est plutôt rare. Existe-il encore des auteurs qui s’isolent pour écrire leur pièce chez eux ou sont-ils présents sur le plateau ? Philippe Sireuil dit que « l’écriture est un fait individuel, et [qu’elle] doit le rester. C’est dans la dissociation d’écriture et de mise en scène que réside la meilleure des associations. »[6] Il ne faut toutefois pas créer de dualité entre les deux. La frontière entre les différentes fonctions théâtrales n’est pas toujours si apparente. Le profil de l’auteur dramatique change constamment. Il est d’ailleurs nécessaire pour un écrivain de théâtre de se confronter et de se former à certaines pratiques de scène.

Depuis trois décennies, on voit énormément d’acteurs ou de metteurs en scène se mettre à l’écriture. Ils ont une très bonne connaissance du monde théâtral. Ils mettent en scène leurs propres textes, individuellement ou collectivement par l’intermédiaire de leur compagnie, et assument l’entière responsabilité de l’événement théâtral. Trouver le texte adéquat sur le marché, passer commande auprès d’un auteur, peut provoquer des attentes interminables. Le répertoire théâtral classique ou contemporain ne les satisfait plus. Ils préfèrent prendre leur destin en mains. Certains choisissent la voie de l’auto-fiction, se mettent en scène comme personnages et nous racontent un pan de leur histoire personnelle.

En 1997, la revue Alternatives Théâtrales a publié un Répertoire des auteurs dramatiques contemporains[7], répertoire qu’il serait opportun de mettre à jour puisqu’il évolue sans cesse. Y figure un nombre important de personnes toujours actives aujourd’hui sur le plan de l’écriture. Nous avons actualisé les critères de cet ouvrage : est considéré comme auteur dramatique tout auteur ayant œuvré dans l’espace professionnel et qui a à son actif au moins deux pièces créées ou éditées (avant 2012), ou une pièce éditée, créée ou donnée en lecture publique (entre 2012 et 2015). Nous ne prenons pas en compte le théâtre amateur, ni le théâtre jeune public – qui est pourtant un terreau très fertile : Serge Kribus, Michèle Nguyen, Éric Durnez, Régis Duqué pour ne citer qu’eux.

Être auteur dramatique n’implique pas forcément d’avoir été publié, le graal étant avant tout d’être joué, de voir l’une de ses œuvres devenir corps. Malgré le beau travail des Éditions Lansman, les textes publiés ne représentent qu’une petite partie des pièces créées en Belgique. La tâche est rendue plus facile lorsque la pièce a fait l’objet d’une bonne diffusion, tant à Bruxelles qu’en Wallonie. Cependant, la publication d’une pièce touche peu de monde. Le théâtre reste un art minoritaire et, le plus souvent, ceux qui le consomment préfèrent le voir que le lire.

Les auteurs dramatiques belges francophones

Il existe un foisonnement d’écritures et de formes, nouvelles ou anciennes. Cet article ne se veut pas exhaustif. Il évoque certains auteurs et ne peut tous les citer. Avant de nous attarder sur trois figures – Jean Louvet, Jean-Marie Piemme et Martine Wijckaert – tâchons de tracer les grandes lignes des écritures dramatiques contemporaines.

La plume prend aujourd’hui une place essentielle dans le travail de chaque concepteur, personne individuelle ou collectif, et fait partie intégrante du projet. Être homme ou femme de théâtre sous-entend être multiple. Anne-Cécile Vandalem l’a bien compris. Cette comédienne, auteur et metteur en scène est à l’origine de l’écriture, de la mise en scène et de la conception artistique et scénographique de l’ensemble de ses projets (Habit(u)ation, After the walls (Utopia)…). C’est le cas également de Sylvie Landuyt qui a écrit et mis en scène Don Juan Addiction et Elle(s).


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Des hommes et des femmes de théâtre portent à la scène un texte, un projet qui leur est propre, ou le proposent à un tiers. Certains viennent avec des textes préexistant au travail de répétitions. D’autres ne donnent que des idées conductrices, des références qui sont mises en dialogue avec les acteurs sur le plateau. L’écriture naît alors de la scène.

La technologie prend souvent une part importante de l’écriture scénique : caméras, ordinateurs, micros, jeux vidéos, réseaux sociaux… Fabrice Murgia (Le chagrin des Ogres, Notre peur de n’être…) a très bien intégré ces révolutions numériques qui s’inscrivent directement dans son esthétique. On peut y voir une volonté d’accentuer la solitude des personnages pris au piège de la culture consumériste. L’image et le son prennent une place importante face à la parole.

Certains artistes trouvent une résonance nouvelle dans l’écriture qui devient une autre source d’épanouissement artistique. Depuis qu’elle s’est mise à écrire, Céline Delbecq n’a plus lâché sa plume. Elle en est déjà à sa sixième pièce publiée chez Lansman (Hêtre, Éclipse totale…). Nous pourrions citer également Geneviève Damas (STIB, Paix Nationale…) qui s’est aussi tournée vers le roman, Laurence Vielle qui partage sa plume entre théâtre et poésie (Du Coq à Lasne), René Bizac (Stan et les Papous), Marie Henry (Moi, Michèle Mercier, 52 Ans, Morte), Thierry Debroux (Les cabots magnifiques, Vampires), Virginie Thirion (De la nécessité des grenouilles), Jean-Luc Piraux (Six pieds sur terre) et tant d’autres.


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Les écritures collectives sont très présentes. Des compagnies mettent en scène leurs propres textes, qui sont souvent issus du travail sur le plateau : le Zoo Théâtre de Françoise Bloch qui nous a proposé les percutants Une société de services et Money !, le Raoul Collectif (Le signal du promeneur), La Fabrique Imaginaire (alias Yves Hunstad et Ève Bonfanti qui retravaillent leurs textes tout au long des répétitions), [e]utopia3 d’Armel Roussel, Transquinquennal (qui aime également faire appel au répertoire contemporain)…

Quelques cas d’auteurs « à part entière » se dessinent, même si la plupart n’écrivent pas que pour le théâtre ou occupent une fonction parallèle. Il y a Jean Louvet et Jean-Marie Piemme bien entendu, mais aussi Philippe Blasband, scénariste et auteur de seize pièces dont la célèbre Les mangeuses de chocolat ; Paul Pourveur qui écrit aussi bien en français qu’en néerlandais, pour le théâtre, le cinéma et la télévision ; ou encore Stanislas Cotton, qui toujours oscille entre la farce et la tragédie et nous propose une poésie au goût amer. Ses pièces sont essentiellement montées en France, notamment au Théâtre du Peuple de Bussang, mais il bénéficie du soutien d’Émile Lansman. Des romanciers ou nouvellistes se prêtent également au jeu de l’écriture théâtrale. Paul Émond a écrit sa première pièce suite à une commande de Philippe Sireuil et a depuis une vingtaine de pièces à son actif. Thomas Gunzig a répondu également à plusieurs commandes : Et avec sa queue, il frappe ou Borgia, comédie contemporaine.

La Belgique francophone valorise-t-elle suffisamment ses auteurs, elle qui ne contribue que très faiblement au système de vedettariat, au contraire de son voisin français ? Le nom d’Éric-Emmanuel Schmitt (Français naturalisé Belge) est-il plus familier que celui de Piemme ou Louvet ? Certes, la France continue d’assurer une certaine emprise dans de nombreux milieux artistiques. Toutefois, la Belgique n’a pas à rougir. Lorsque l’on épluche les programmes des théâtres de la saison 2015-2016, les créations 100% belges sont légion.

La belgitude, le passé commun sont-ils fêtés par nos artistes ? Jean Louvet a ouvert le débat sur l’état d’amnésie générale dont souffre la Belgique vis-à-vis de son passé. Dans L’homme qui avait le soleil dans sa poche, il témoigne de l’évolution politique et idéologique du pays dès les heures les plus chaudes avec « la grève du siècle » de 1960-61. Mais même dans l’œuvre de l’auteur belge le plus « politique », l’Histoire s’est peu à peu retirée, sans crier gare. 

Portraits

Jean Louvet : une histoire du peuple belge

Jean Louvet

La carrière de Jean Louvet, décédé le 29 août 2015, s’est étirée sur plus de cinquante ans. Auteur de plus d’une trentaine de pièces, il n’a pourtant vu que peu de ses textes montés sur les grandes scènes et a toujours été quelque peu boudé par la profession. Cependant, plusieurs metteurs en scène se sont battus pour défendre son théâtre : Marc Liebens, Philippe Sireuil, Armand Delcampe, Frédéric Dussenne, Lorent Wanson… Célébré, il est resté quelque peu décentré et très présent bien entendu à La Louvière, où il a créé le Théâtre prolétarien devenu le Studio-Théâtre. Jean-Michel Van den Eeyden lui a récemment rendu hommage, dans le cadre de Mons 2015, avec Amnesia, un spectacle créé à partir de ses textes.

Jean Louvet s’est illustré sur bien des plans, a combattu sur de nombreux fronts. Il a été joué aussi bien au nord qu’au sud du pays, mais aussi en Europe et même à New York (traduction anglaise de David Willinger). Il a reçu de multiples distinctions, dont le prix triennal d’Art Dramatique en 1984 pour L’homme qui avait le soleil dans sa poche.

Les qualificatifs ne manquent pas pour décrire ce poète-ouvrier. Considéré comme l’archétype de l’écrivain engagé, il s’est fait le porte-parole d’une identité wallonne. Jean Louvet porte un regard sur la société dans laquelle il vit. Cette société a évolué, son regard et ses écrits aussi.

Il a ouvert la Belgique au théâtre politique. D’un style post-brechtien, il a peu à peu pris ses distances avec le théâtre didactique et s’est tourné vers un théâtre du quotidien, un théâtre de l’intime, anthropologique, davantage beckettien. L’ouvrier fait place à une autre figure précarisée par des nouvelles formes d’aliénation. Le monde ouvrier s’efface pour mieux montrer la classe moyenne, étouffée par la société de consommation et les technologies. Les textes récents de Jean Louvet – Comme un secret inavoué, Une soirée ordinaire… – parlent des blessures du temps, de cet état de solitude qui touche chaque individu, de ce besoin profond de contact humain face à notre société capitaliste en crise, faite d’individualismes, de replis sur soi et de perte des grands idéaux.

Son écriture est restée fidèle à elle-même : elliptique, intensément poétique et musicale. Comme le dit Jean-Marie Piemme, « on feint de ne pas voir le bordélique pêle-mêle qu’est aussi l’œuvre de Louvet, son jeu avec les mots, la jouissance qu’il tire de son acte d’écriture »[8]. Ce désordre, fait de bizarreries de constructions et d’indications scéniques impossibles, symbolise toute sa richesse.

Jean-Marie Piemme : un regard sur la condition humaine

Jean-Marie Piemme

Jean-Marie Piemme est une figure incontournable du paysage théâtral belge contemporain, l’une de ses voix majeures, tant littéraires que dramaturgiques. Depuis bientôt trente ans, il écrit des pièces, près d’une soixantaine, pour la plupart jouées, publiées par Actes-Sud et les Éditions Lansman et/ou traduites. Son œuvre a plusieurs fois été primée. Il a reçu à deux reprises le prix triennal d’Art dramatique (pour Neige en décembre en 1990 et Toréadors en 2002), et recevra en octobre 2015 le Prix Bernadette Abraté (prix de la Critique Théâtre et Danse) pour l’ensemble de sa carrière. Comment expliquer un tel succès ? Son aura ne se limite pas qu’à la Belgique francophone. Ses textes sont montés en Flandre, en France – où ont eu lieu de nombreuses premières créations –, en Europe et dans le monde.

Ce véritable dialecticien connaît mieux que quiconque le monde du théâtre. Il en connaît les rouages, les coulisses et le plateau. Il a occupé durant une dizaine d’années le métier de dramaturge, auprès de Marc Liebens et Philippe Sireuil, avant de se consacrer exclusivement dès 1986 à l’écriture, âgé alors de quarante-deux ans – seul le métier d’enseignant à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle l’a également accaparé depuis. Il ne reprendra jamais sa fonction de dramaturge et préfèrera l’obscurité et l’erreur à la clarté de l’analyse.

L’urgence d’écrire ne s’est jamais tarie. Jean-Marie Piemme a répondu à de nombreuses commandes. Il travaille en lien étroit avec les metteurs en scène et n’hésite pas à remettre l’ouvrage sur le métier. Il ne s’immisce toutefois pas dans le travail de plateau. Il y a une mise en tension du texte avec l’acte de mise en scène et non sa domestication. Ses mots invitent à penser le plateau et le jeu. Le quatrième mur n’existe pas : le spectateur est toujours présent dans ses écrits, c’est un partenaire à part entière à qui il raconte une histoire.

Le théâtre de Piemme est intelligent : tout n’est jamais donné d’avance. Il y a toujours plus à lire, plus à voir. Le texte est avant tout une matière. Le metteur en scène le pétrit et le travaille, comme un boulanger travaillerait sa pâte. Toute la richesse de ses textes réside dans la langage, lui-même servi par les acteurs. Le corps est à l’œuvre dans ses mots. L’énergie de la langue est portée par l’acteur vers sa propre énergie. Piemme maîtrise parfaitement le dialogue théâtral et jongle constamment entre le dramatique et le narratif. Sa langue est saisissante et jouissive, épurée et violente, drôle et tendre.

Héritier de Brecht et des marxistes français, Althusser et Derrida, « il écrit comme on boxe : avec art et instinct, engagement et sens de l’esquive. »[9] L’héritage d’autres auteurs, essentiellement allemands, est indiscutable : Heiner Müller, Georg Büchner… toute écriture étant une réécriture. Mais son théâtre parle avant tout du présent. Il ne raconte pas l’Histoire, ni le passé, mais le monde, ses scories et les individus qui le peuplent. Son œuvre, corrosive et ironique, traite le réel, sans illusions ni pessimisme excessif, et ne verse ni dans le naturalisme, ni dans le psychologisme.

Il est difficile de cataloguer Jean-Marie Piemme tant il n’appartient à aucun courant. Auteur à connotation politique, sans pour autant faire du théâtre politique, il s’est illustré dans plusieurs registres : la satire, le genre dramatique grave, à la limite de la tragédie, la farce politique et humaniste. Il est toujours resté proche d’un théâtre saltimbanque. Il n’écrit pas sur la Belgique, mais à partir d’elle. Accrochée à son mouvement de comique effondrement, la Belgique pousse à l’humour, la caricature et l’ironie. Plusieurs thèmes ou motifs sont récurrents dans son œuvre : les rapports de force, les enjeux de pouvoir, l’effondrement des utopies, la trahison, la disparition, la vulgarité d’une époque et de ses hommes politiques, la faiblesse du sentiment, l’exclusion, la question de l’identité, l’argent, la mort… Certains de ces thèmes se retrouvent d’ailleurs dans l’un de ses derniers textes, L’ami des Belges.

Jean-Marie Piemme n’est pas cet auteur qui maîtrise tout. Il aime ne pas être aperçu et reconnu. Aucune pédanterie, aucune volonté narcissique, aucun ton moralisateur ne se cachent derrière ses textes. « Aujourd’hui, il faut jouer Piemme. Partout et vite. Parce que le théâtre a besoin de cette parole-là. […] Parce que jouer Piemme c’est aimer le flot, la vague, la déferlante, c’est plonger plus loin, dans le risque. »[10]

Martine Wijckaert : un lyrisme « comme bombe de l’écriture »

Martine Wijckaert

L’écriture a toujours sommeillé en Martine Wijckaert, qu’elle soit scénique ou « de plateau », qu’elle soit réécriture d’œuvres du répertoire ou écriture de textes personnels, voire autobiographiques. En 1980, elle s’installe dans les casernes Dailly, ce lieu « sauvage » qui deviendra le Théâtre de La Balsamine, un lieu de création, tant pour ses propres spectacles que pour toute une série de jeunes artistes. Martine Wijckaert est à l’image de son lieu : secrète et multiple, passionnelle et positive. Rendre l’impossible est toujours possible.

En 1981, elle écrit et met en scène La pilule verte d’après Witkiewicz. Cette pièce rencontre un énorme succès. Martine Wijckaert s’approprie les casernes Dailly, en exploite les moindres recoins dans des scénographies toujours plus audacieuses. Elle s’entoure petit à petit de créateurs de confiance (actrices, scénographes…) qu’elle nomme ses ambassadeurs, ses Muses. Même si elle vient avec des textes (dé)finis – tout est écrit quand les répétitions commencent – et des idées très précises, elle aime partager et travailler en équipe. La scénographie et le travail des acteurs sont deux piliers centraux. « Car en définitive, que serait l’écriture dramatique sans la seconde écriture qu’en réalisent les acteurs, archéologues autant qu’architectes futuristes de la main de l’auteur. »[11]

Les spectacles s’enchaînent à un rythme régulier, textes d’auteurs et écrits personnels. Depuis La pilule verte, Martine Wijckaert s’est accaparé la narration de ses spectacles. Elle est partie explorer l’étrange matière qui circule dans sa tête. Son propre vécu est jeté sur la page et devient « comme le terrain de l’expérience d’un vécu beaucoup plus large »[12].

Même si elle ne s’embarrasse pas de mondanités, de titres et de récompenses, Martine Wijckaert s’est vu décerner de nombreux prix. Le deuxième volet de sa première trilogie, Table des matières, a reçu le prix de la Première œuvre en 2009. Sa Trilogie de l’enfer, qui est sa troisième publication aux Éditions L’Une et l’Autre, vient d’être primée et explore les mêmes thématiques biographiques que le précédent triptyque : le refus de la transmission, les relations filiales et familiales.

Une cohérence, une écriture continue lient tout son parcours. Cette artiste fait du théâtre « artisanal », qui se travaille dans la durée et ne fait appel à aucune technologie. Un théâtre belge, aux saveurs flamandes, proche des peintres primitifs. Un théâtre plastique, riche en substances et matières. Même lorsque les mots s’effacent, le Verbe assure son pouvoir à travers une écriture scénique composée d’images et de tableaux.

Son style n’a pas son pareil. Un lyrisme symbolique, une langue musicale, poétique et imaginative, quasi rabelaisienne, un univers baroque, à la fois très personnel et universel. Elle manie comme personne les mots rares ou vulgaires, les inversions et les répétitions, par le biais de monologues traversés de dialogues. Elle fait surgir des êtres hybrides, monstrueux. Une esthétique en soi, pas toujours facile à déchiffrer pour le lecteur/spectateur qui doit se laisser emporter. On pourrait parler d’œuvre totale tant on ne l’imagine que très difficilement créée par quelqu’un d’autre.

Monter nos auteurs en Belgique

Le nombre d’artistes qui prennent la plume est sans cesse croissant. Cependant, il n’est pas toujours facile de voir son texte monté. Il faut trouver les moyens financiers, les aides institutionnelles et les possibilités de programmation. Il faut coûte que coûte partir à la conquête de lieux, de partenaires. Festivals, lectures publiques, ateliers d’écriture…, tout est bon à prendre pour entendre ses mots, les voir s’épanouir et vivre un moment, ailleurs que sur le papier.

La concurrence, si l’on peut dire, est rude. Des textes nous viennent du monde entier. Beaucoup de théâtres, comme le Théâtre de Poche ou Le Public, mettent en scène des écritures contemporaines étrangères (françaises, anglo-saxones, allemandes…). Les écrivains flamands rencontrent à ce propos un certain succès en Belgique francophone tels que Tom Lanoye (traduit par l’auteur Alain van Crugten) et David Van Reybrouck. De nombreuses institutions continuent également de monter des pièces du répertoire, par souci d’identité comme le Théâtre Royal du Parc ou pour des raisons de droits d’auteur.

Néanmoins, de nombreux lieux, tant à Bruxelles qu’en Wallonie, font la part belle aux écritures belges contemporaines : le Théâtre National, le Théâtre Varia, le Théâtre de Liège, le Manège.Mons, La Balsamine, Les Tanneurs, l’Ancre à Charleroi, le Théâtre de la Vie, Océan Nord… Ces lieux qui sont dédiés principalement à la création mettent en avant autant des « couples » auteur-metteur en scène que les écritures personnelles de créateurs.

Pointons l’un de ces duos théâtraux : Thomas Depryck à l’écriture et à la dramaturgie, Antoine Laubin à la mise en scène. Les deux artistes collaborent depuis 2009 sur des adaptations, comme celle du roman de Patrick Declerck, Démons me turlupinant (monté en janvier 2015 au Rideau de Bruxelles), ou sur des textes inédits, comme Le réserviste (créé au Théâtre de la Vie et repris en juillet 2015 au Théâtre des Doms, à Avignon).

L’écriture de Thomas Depryck est vive, crue, drôle, noire, parfois violente, jamais pathétique. Elle oscille entre la lumière et les ténèbres, la légèreté et la gravité, la joie et le pessimisme. L’auteur/dramaturge est ici directement lié au travail de création. Ses mots constituent le socle littéraire d’un travail collectif. Il n’y a pas d’écriture solitaire. Et si elle existe, c’est toujours en regard du plateau. Les textes de Dehors par exemple ont été travaillés durant trois ans, tout au long des répétitions avec les acteurs, et ont donné naissance à une matière scénique protéiforme qui a fait l’objet d’une publication.

Une institution à part retient encore toute notre attention : le Rideau de Bruxelles. Sans faire du théâtre « littéraire », ce lieu bruxellois affirme la force et la nécessité de la parole face à la toute-puissance de l’image. Au cœur de son projet, il situe la création contemporaine en révélant les écritures belges et internationales, et en ne négligeant pas pour autant les nouvelles pratiques scéniques. Claude Etienne, qui créa le théâtre en 1943, a inauguré cette politique de découverte d’auteurs contemporains. Il encouragera, tout au long de sa vie, l’écriture théâtrale et commandera de nombreuses pièces. Une foule de textes belges ont été montés au Rideau. Axel Cornil, Éric Durnez, Sylvie Landuyt, Veronika Mabardi et Paul Pourveur sont le cru de la saison 2015-2016.

Chaque année, en démarrage de saison, le Rideau de Bruxelles propose le festival RRRR, au sein duquel est programmé un cycle de lectures-découvertes centré sur les nouvelles dramaturgies de Belgique francophone. Cette exploration du répertoire théâtral actuel est renforcée par le comité de lecture du Rideau, La Liseuse, qui nourrit la programmation et révèle de nouveaux auteurs, tant belges qu’internationaux. D’autres institutions possèdent un comité de lecture, comme le Théâtre National ou le Théâtre de Namur. Des initiatives similaires, comme des festivals qui rendent hommage à la jeune création et aux auteurs dramatiques contemporains, existent un peu partout en Europe.

Artiste : une carrière incertaine ?

L’écriture dramatique n’est pas morte, mais elle n’est pas qu’un simple morceau de papier. Des évolutions auront encore lieu, notamment dans le rapport au texte, au langage. Ce ne sera peut-être plus le théâtre que l’on a connu, mais ce sera toujours un acte vivant, un lieu où l’imaginaire peut prendre forme.

Depuis plusieurs années, l’incertitude est palpable dans tout le secteur : acteurs et techniciens sans emploi, statut d’artiste soumis à des règles strictes, difficiles d’accès, pluie d’emplois précaires, rabotage des budgets de la culture… Les théâtres de la Fédération Wallonie-Bruxelles devraient voir leur contrat-programme reconduit pour quatre ans en 2017. Cependant, certains ne seront pas renouvelés. L’avenir de quelques institutions, comme le Théâtre 140, le Groupov, le Festival de Spa ou Alternatives Théâtrales, est incertain. On parle également de synergies, de regroupements. Des lieux vont-ils réellement disparaître de la « scène » ? Certains ont déjà dû fermer ces dernières années, d’autres se serrent la ceinture.

Si un gouvernement décide un jour de supprimer les subventions au théâtre, il y aura bien entendu des répercussions sur l’écriture théâtrale. Les politiques actuels ne semblent toutefois pas oublier les auteurs et dramaturges de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ils mettent au centre l’artiste, c’est-à-dire toute personne pratiquant un art à titre professionnel. Tant que le théâtre vivra, il y aura des auteurs dramatiques. Comme le dit Koltès : « Personne […] n’a le droit de dire qu’il n’y a pas d’auteur »[13]. Si l’on ne connaît pas suffisamment les écrivains de théâtre, c’est peut-être parce que, au-delà d’être des personnes de l’ombre, ils ne sont pas assez valorisés ou mis en scène.

Émilie Gäbele


[1] Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, 160 p.
[2] Le dramaturge (allemand : Dramaturg), est celui qui, vu du plateau, interroge la représentation, recadre et renforce l’œuvre, en gardant toujours à l’esprit la relation avec l’acteur.
[3] L’institution théâtrale reste dominée par les metteurs en scène puisque, dans la plupart des cas, ce sont eux qui choisissent les pièces et s’arrangent avec les théâtres pour les créer.
[4] Jean-Marie Piemme,  « La violence du théâtre », dans Une scène à faire, Théâtre Varia / Alternatives Théâtrales, n° 31-32, mai 88, p. 21.
[5] Bruno Tackels a consacré une série d’ouvrages aux « écrivains de plateaux » (Les Castellucci. Écrivains de plateau I, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005).
[6] Philippe Sireuil, « L’instinct et l’instant », dans Une scène à faire, Théâtre Varia / Alternatives Théâtrales, n° 31-32, mai 88, p. 76-77.
[7] Alternatives Théâtrales, Le répertoire des auteurs dramatiques contemporains, n° 55 – numéro spécial, coédité par la SACD, la Communauté française de Belgique – Promotion des lettres et les AML, août 1997, 216 p.
[8] Jean-Marie Piemme, « Quoi Louvet ? », dans Jean Louvet, Alternatives Théâtrales, n° 69, juillet 2001, p. 27.
[9] « Piemme écrit comme on boxe. Entretien avec Philippe Sireuil », dans Jean-Marie Piemme, Alternatives Théâtrales, n° 75, 4e trimestre 2002, p. 37.
[10] Patrick Verschueren, « Piemme un pessimiste joyeux », dans Jean-Marie Piemme, Alternatives Théâtrales, n° 75, 4e trimestre 2002, p. 39.
[11] Extrait du discours de Martine Wijckaert prononcé le 21 avril 2015 lors de la remise du prix triennal d’Art dramatique.
[12] « Entretien avec Martine Wijckaert réalisé par Bernard Debroux », dans Martine Wijckaert / Balsa, Alternatives Théâtrales, n° 115, 4e trimestre 2012, p. 14.
[13] Bernard-Marie Koltès, Un Hangar, à l’Ouest (notes), Minuit, 1990, p. 124.