François Jacqmin « paysan perverti par l’écriture »

Un coup de cœur du Carnet

Cahiers François Jacqmin, n° 1, Presses Universitaires de Liège, 2019, 110 p., 13 €, ISBN : 978-2-87562-225-9

L’importance et la singularité de la voix poétique du Liégeois François Jacqmin (1929-1992) ont été à maintes reprises soulignées sur le blog du Carnet et les instants. Les voici définitivement consacrées avec la parution, aux Presses Universitaires de Liège, d’une première livraison de Cahiers tout entiers dédiés à la mémoire de l’auteur des Saisons et du Manuel des agonisants.


Lire aussi : La poésie à Liège : d’Izoard et Jacqmin à nos jours (C.I. 194)


Dans son éditorial, Gérald Purnelle réunit, si besoin était, les arguments qui plaident en faveur d’une telle entreprise : l’atemporalité de cette poésie, authentique work in progress dont l’évolution comme la cohésion s’apprécient sur près de quarante ans, mais aussi l’élargissement de son public à des tranches d’âge de plus en plus jeunes. Le maître d’œuvre de cette publication annuelle annonce également la parution régulière d’inédits, matériau indispensable à la parfaite appréhension de l’archipel jacqminien.

Mais l’intérêt particulier de ce numéro inaugural réside dans les précieuses informations factuelles qui y sont proposées. Un poète si discret que Jacqmin, et dont la création tient davantage au retrait monacal qu’à la rage d’apparaître plus propre aux romanciers, pourrait se passer de biographe. Cela dit, incarner l’herméneute permet à maints égards de mieux comprendre sa trajectoire. Son extraction modeste (pas du tout dans le milieu artiste), son éducation chez les jésuites espagnols puis dans un collège protestant dans une bourgade proche de Londres où sa famille s’installe dès le mois de mai 1940 ; l’imprégnation subséquente de la poésie anglaise classique, de Carlyle à Donne, en passant par De Quincey et Wordsworth, puis la découverte des stoïciens, ébauchent déjà une sensibilité et déterminent aussi une esthétique.

On découvre dans ces quelques pages un Jacqmin « en contact », du moins dans les années 1950, qui fréquentera les membres fondateurs de Cobra, le groupe Phantomas, la revue Temps mêlés de Blavier, bref un réseau post-surréaliste, ferment de la nouvelle garde de la poésie francophone de Belgique. Rejetant, parfois avec virulence, la figure de l’écrivain et ses postures corollaires, l’homme mènera une carrière professionnelle loin des instances culturelles ou éditoriales, puisqu’il sera employé de bureau à l’usine Phenix works jusqu’à sa « mise à la pension ». Son installation à Plainevaux, dans la région liégeoise, sera cruciale dans son rapport intime avec la nature, à l’occasion de l’aménagement de son potager mais aussi de ses promenades à travers champs et bois. Plus proche de Ponge que Rimbaud, Jacqmin apparaît comme le contraire d’un tempérament aventureux. Il se déplace peu, selon le principe « le voyage révèle ce que l’âme a de lamentable ». Mais sa vie intérieure est sans cesse en éveil. Dans les années 1980, saisi d’une pulsion philosophique, il écrit « plus de deux mille courts poèmes d’inspiration ontologique » pour évoluer « vers une paix paradoxalement tirée d’un nihilisme absolu » (Purnelle).

Ce premier cahier propose également une bibliographie rigoureuse, outil indispensable aux chercheurs dont l’intérêt envers Jacqmin va croissant, et des correspondances avec Pierre Puttemans, attestant de l’amitié mêlée d’admiration que se vouaient les deux hommes. Pour conclure, un salut doit être adressé à l’épure stylée et élégante caractérisant la composition générale de l’ouvrage. Le portrait de Jacques Duez figurant en couverture, qui parvint à silhouetter Jacqmin en neuf traits, est sublime. Outre le profil d’un visage doux que zèbre un soupçon d’inquiétude, Duez est parvenu à suggérer avec ce dessin évanescent la subtilité d’un esprit et tout ce que sa simplicité recèle de dense. Du premier coup, les Cahiers François Jacqmin atteignent à la perfection du trobar clus, où contenu et contenant se répondent avec harmonie. Un objet qui aurait, sans nul doute, ravi son sujet.

Frédéric Saenen