Michel LAMBERT, Je me retournerai souvent, Pierre Guillaume de Roux, 2020, 208 p., 18 €, ISBN : 978-2-36371-327-8
Un mystérieux couple sans réelle attache se sépare au lendemain de la mort de l’écrivain Sam Shepard. Matthieu, qui a décidé ne plus prononcer un mot, parcourt les quartiers de son enfance en taxi et laisse défiler les kilomètres, le temps et les souvenirs. À Prague, Samy, un marchand d’art, est paralysé par une peur sournoise. À la mort de leur mère, deux frères et une sœur se retrouvent après de nombreuses années sans s’être vus. L’évocation du chanteur Arno ramène à l’esprit d’un comédien une certaine Shirley, une ancienne conquête faite de tristesse et de solitude. Bob donne rendez-vous à une femme et deux jeunes personnes devant la maison de Lord Byron qu’il admire particulièrement et les accompagne en voiture jusqu’à Paris. Thomas, envoyé à La Havane pour couvrir le cinquantième anniversaire de la mort d’Ernest Hemingway, tombe, par le plus grand des hasards, sur une ancienne amie. Paul retourne dans la rue de son enfance, passe devant la maison du dentiste Gontcharov et se souvient du malheur qui a frappé cette famille d’exilés.
Des êtres se retrouvent, se rencontrent, se revoient par hasard, se séparent, marchent sans but précis. Le mystère sur leurs relations, leurs liens plane souvent au départ. Chacun demeure avec son bagage, ses souvenirs, son vécu. Ses secrets aussi : un accident, le poids des mots, la peur, une addiction, un terrible aveu, un sachet de cyanure, une agression sexuelle, un suicide… Leurs entretiens sont éphémères et durent le temps d’une poignée de mains, d’un dernier baiser, d’un verre partagé, d’un trajet en voiture.
Michel Lambert signe ici son dixième recueil de nouvelles – sixième publication aux éditions Pierre Guillaume de Roux. Il alimente les huit nouvelles de toute la sève qui s’écoule dans son art et caractérise sa patte d’excellent nouvelliste depuis de si nombreuses années. Dans ces nouvelles-instants, nous partageons un court épisode de la vie de ces hommes, entremêlé des souvenirs du passé. Quelques vers d’un poème, « Cors de chasse », d’Apollinaire (Alcools) ouvrent le recueil, donnent le ton, ainsi que le titre : Passons passons puisque tout passe – Je me retournerai souvent – Les souvenirs sont cors de chasse – Dont meurt le bruit parmi le vent. Les souvenirs s’évaporent quelques temps, mais toujours réapparaissent. Ces personnages ne peuvent s’empêcher de se retourner sur ces époques révolues et de regarder vers l’arrière. Ils ont beau refouler les souvenirs, ils reviennent au galop. Les rencontres qu’ils font les obligent aussi à faire volte-face et à regarder le passé dans les yeux. Tous ont les ailes plombées par la pesanteur du passé, sombre ou joyeux, et faillent sous son poids : « Les lendemains conquérants ont définitivement laissé place à l’armée en déroute des jours écoulés, celle que je passe en revue tel un chef de guerre obligé de rendre les armes ». Tous trainent derrière eux leurs casseroles, « des joies, des drames, des réussites, des échecs, parfois des catastrophes, mais tout pesait du même poids, en fin de compte, et ça pesait très lourd, avec les années ».
Les rapports filiaux, parentaux, fraternels, amicaux et amoureux sont convoqués. Les ingrédients de l’univers propre à Michel Lambert sont bien présents : la solitude des grandes villes – Bruxelles, Prague, La Havane, Paris –, l’évocation de plusieurs milieux artistiques comme les arts plastiques, le théâtre et la littérature, de fines et sensibles descriptions, une langue sublime si simple, généreuse, imagée et picturale à la fois, l’hommage à des auteurs appréciés comme Hemingway, et enfin le ciel vers lequel se tournent les regards à la recherche d’une réponse, d’un répit, d’un souvenir, d’une lumière particulière. Finalement, de quoi la vie est-elle faite ? De confidences tristes qui nous font rire ou pleurer, de détails insignifiants, parfois cocasses, de souvenirs d’enfance et de jeunesse obsédants, de peurs, d’amour, de regrets… De toutes ces petites molécules insolubles qui font de nous des êtres vivants.
Émilie Gäbele