Aylin MANÇO, Ogresse, Sarbacane, coll. « Exprim’ », 2020, 274 p., 16€/ ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-37731-375-4
Paru dans la collection « Exprim’ » chez l’éditeur Sarbacane, Ogresse est un roman pour adolescents frontal, sans détour, et surtout, honnête.
D’un bout à l’autre de l’histoire, la psychologie des personnages est soignée, tant dans les relations entre les différents protagonistes que dans l’expression des tensions et désirs qui habitent l’héroïne, justement surnommée « H ».
On retrouve dans ce récit les préoccupations des ados d’hier et d’aujourd’hui : l’amitié, la peur de rejet, la divorce des parents et l’éveil, parfois déroutant, d’une sexualité. Ces sujets sont traités sans détour, avec une loyauté face au réel dont seule fait preuve une autrice qui garde bien en tête les joies et douleurs de l’adolescence.
Mais le roman est avant tout construit autour du central de la maltraitance. Le sujet fait irruption dans le récit via la découverte par la jeune « H » du cannibalisme de sa propre mère. Aylin Manço conçoit son histoire comme étant dans la lignée du « réalisme magique », et avait procédé de la même manière dans son roman précédent La dernière marée (où une famille proche du point de rupture prend des vacances sur un littoral marqué par une catastrophe écologique scientifiquement inexpliquée : la baisse mystérieuse du niveau des océans). Si l’autrice avoue ne pas s’être beaucoup renseignée sur le cannibalisme, elle décrit cependant le phénomène de la maltraitance d’une manière percutante :
– Elle allait s’arrêter. Je le sais. Elle allait réaliser, et guérir (…). Elle m’a jamais vraiment mordue… (…) Elle s’est toujours arrêtée à temps. (…)
(Lola) soupire. Cherche ses mots (…). Puis finalement :
– Je pense que si elle t’avait fait saigner, tu aurais trouvé autre chose. Tu aurais dit : « Ok, mais elle m’a jamais pris de chair ». Et si elle t’avait arraché de la chair, un doigt par exemple, ton petit doigt, tu aurais dit : « De toute façon, j’ai pas besoin de ce doigt-là, personne n’utilise vraiment son auriculaire gauche ».
« Et ainsi de suite, mains, bras, jarrets, cuissots, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un tronc d’une Hippolyte. Puis seulement une tête. Une tête qui répète : « Oui mais ma mère m’aime. Elle ne mangera jamais mes oreilles. » »
Le passage détaille avec clairvoyance la logique qui conduit l’enfant à protéger le parent maltraitant. Les lecteurs sensibles à la détresse de l’héroïne partageront son envie de sauver sa mère, tout en souhaitant que quelque chose mette enfin un terme au cauchemar et préserve ainsi la jeune Hippolyte d’une issue fatale.
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Outre le choix osé du motif du cannibalisme, l’écriture se caractérise également par une prédilection pour les ambiances moites, saturées et en même temps chargées de plaisir. Le roman contient ainsi plusieurs scènes de sexe, abondantes en détails crus et réalistes mais pourtant pas sans tendresse. Les descriptions des repas contribuent tout autant (si pas davantage ?) à créer un malaise chez le lecteur. La nourriture, qu’elle soit prise à table face au parent ou partagée entre amis, est décrite dans son aspect le plus sensuel : gras, dégoulinant, collant, piquant… Avec Aylin Manço, dégoût et plaisir ne sont jamais très éloignés.
Enfin, et c’est pour nous un point fort à mentionner, le récit s’ancre dans un décor belgo-belge. C’est une agréable surprise, félicitons-nous que l’éditeur parisien Sarbacane ait choisi de pas estomper l’ambiance bruxelloise de l’histoire, qui donne justement à celle-ci un goût des plus savoureux. Ainsi, H mange une lasagne « verde » de chez Delhaize, elle emprunte chaque jour le bus 95, bien connu de nombreux Bruxellois et descend au terminus de celui-ci, l’arrêt Wiener. La bande de copains se rend chez Quick et réprimande l’ami français qui ignore qu’en Belgique on parle de « zwan » et pas de « knackis ». Ces moments belges qui jalonnent le récit comme des petits trésors pourront sembler bien exotiques aux lecteurs français.
Ogresse est un roman jeunesse particulier, à l’écriture forte et à l’approche originale. C’est un roman polyvalent : il est susceptible de plaire tant aux ados amateurs d’histoires sanglantes qu’aux lecteurs préférant les drames psychologiques et les histoires d’amour finement menées.
Marie Baurins