Lison FERNÉ, La déesse requin, CFC Editions, 2020, 110 p., 18 €, ISBN : 978-2-87572-049-8
Au travers du prisme du merveilleux, du conte, Lison Ferné délivre dans La déesse requin, sa première bande dessinée, une puissante fable écologique, politique et militante. La fiction repose sur une dualité de mondes aux frontières infranchissables par la majorité des créatures, celle du second du moins. Le monde d’en bas, des profondeurs est celui des dieux de la mer, des êtres métamorphiques qui peuvent changer d’apparence, passer d’une anatomie recouverte d’écailles à une anatomie humaine. Le monde d’en haut, peuplé par les humains, ignore tout de l’Autre monde. Au travers de Dahut, la déesse requin, fille de la grande déesse Boddhisatva, Lison Ferné nous entraîne dans un récit initiatique qui, par le biais de la magie, du féerique, interroge la crise environnementale actuelle (surpêche, extinction massive des espèces animales, végétales). Le nom de l’héroïne évoque le personnage de la mythologique celtique, Dahut, incarnant un pouvoir spirituel féminin. Dans l’imaginaire foisonnant, syncrétique de Lison Ferné, la mythologie celtique réappropriée côtoie le bouddhisme : les bodhisattvas désignent des bouddhas n’ayant pas encore atteint l’éveil, qui furent parfois grands bouddhas dans le passé et reviennent enseigner la sagesse et l’éveil dans le monde des vivants.
Transgressant l’interdit maternel, Dahut entend gagner le monde des humains afin d’assister à la fête donnée en l’honneur de Boddhisatva. En dépit des mises en garde des siens, Dahut accomplit le prodige d’Alice, passe à travers un miroir magique qui mène à l’autre monde. Traversant les eaux, réussissant à franchir l’espace intermédiaire, elle surgit dans une fontaine, aperçoit des fleurs, un chat noir, dialogue avec un poisson qui lui apprend que lui et ses congénères, étant nés dans le monde des humains, n’étant pas des dieux, ne peuvent changer d’apparence. La naïveté de Dahut laisse place à la désillusion, la tristesse, la colère lorsque, se rendant à la fête, elle aperçoit des amoncellements de poissons morts. À la plume et à l’encre de Chine, au fil d’un dessin doté d’un très beau trait, Lison Ferné déploie la parabole d’une humanité qui anéantit les espèces animales, qui dévaste la nature pour la reproduction exponentielle de sa propre espèce. Envoyé par Boddhisatva pour protéger sa fille rebelle et la ramener dans le royaume des dieux, Sudhana se gausse de l’aveuglement de Dahut. « C’est comme ça ici, tout est permis. Ils pillent, ils exploitent. Ils tuent. Ils se croient supérieurs ».
Le récit oppose deux mondes qui n’ont rien en commun, celui, harmonieux, des dieux de la mer, dominé par un matriarcat, et le monde chaotique des humains qui, mus par l’égoïsme, exterminent le règne du vivant, vidant les océans, détruisant la Terre, creusant leur propre tombe. Dès lors que les humains ont dépassé toutes les limites, Boddhisatva n’a plus le pouvoir de les mener sur le chemin de l’éveil, de la sagesse, d’arrêter le massacre des animaux marins. Impuissante à guider ceux qui sèment l’enfer sur la Terre, elle veille à protéger le monde des dieux des prédateurs humains. La fable déroule un scénario qui inverse celui du Crépuscule des dieux de Wagner. Chez Wagner, les dieux destructeurs se donnaient la mort afin de permettre l’avènement du règne des hommes, promesse de liberté. Ici, les dieux justes, veillant à l’équilibre de la nature, se sont coupés de l’engeance humaine destructrice.
Que faire face à ce massacre planétaire ? Comment sortir les humains de leur barbarie ? se demandent Dahut et Sudhana dès lors que, souillée par le sang des animaux marins assassinés, l’eau leur interdit le passage vers leur monde divin. Faut-il rééquilibrer le monde en appliquant la loi du talion, en vengeant les peuples marins, en tuant un ou des humain(s) ? Faut-il les abandonner à leur sort ? « Si ça peut te consoler… les êtres humains finiront par disparaître ».
Renonçant à retourner auprès des siens, Dahut choisira de s’occuper de l’avenir du monde des humains. Sa mission : faire en sorte que le carnage cesse. « Seul un dieu peut encore nous sauver » écrit Heidegger. Seule une déesse requin, une Dahut en qui on peut voir une sœur de Greta Thunberg, pourra peut-être dessiller les humains, les convertir à une prise de conscience, à l’invention de liens harmonieux avec les non-humains. Comment les arrachera-t-elle à leur spirale destructrice ? Nous ne le saurons pas.
Magnifique première œuvre, singulière, poétique, par le biais du légendaire, sans didactisme aucun, La déesse requin nous invite à repenser notre être au monde, à combattre le collapsus environnemental.
Véronique Bergen