Sandrine WILLEMS, Consoler Schubert, Impressions Nouvelles, 2020, 160 p., 15 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-87449-789-6
Avant l’écrire, y aurait-il l’écoute ? Une écoute au sens de Levinas, une attention aux voix du vivant ? Dans Consoler Schubert, Sandrine Willems, écrivain, philosophe, psychologue, autrice d’une œuvre marquante (Una voce poco fa. Un chant de Maria Malibran, Les petits dieux, Élégie à Michel-Ange, Éros en son absence, Devenir oiseau…), tisse la partition de deux vies qui cheminent à un siècle de distance mais en empruntant les mêmes notes mélodiques. La fiction se construit autour d’un troublant jeu de miroirs entre deux âmes sœurs, une dentellière et Schubert.
Dentellière, peu à l’aise avec le langage des hommes, proche des animaux, éprise par la musique de Schubert, Marie-Jeanne perçoit dans celui qu’on surnommait le Schwammerl, le Petit Champignon, un frère d’élection. Un frère en mélancolie, en nostalgie, en amour impossible, qui, au travers de ses lieder, du Voyage d’hiver, de ses Klavierstücke, chante la perte, l’arrachement. Dans les mélodies que le compositeur troue de silence, elle reconnaît une sororité avec la dentellerie dont les ouvrages laissent respirer le vide. Là où Schumann était possédé par la tonalité de la, Schubert est hanté par la tonalité de fa. L’existence de Marie-Jeanne danse sur deux soleils qui sont aussi deux gouffres. Schubert qu’elle écoute sans relâche, dont elle chante les lieder et Clément, le bibliothécaire dont elle est follement amoureuse, pour qui elle se consumera d’un amour d’autant plus dévastateur qu’il est impossible. Pianiste ayant délaissé son instrument, fasciné par Beethoven, Clément est marié.
Sandrine Willems agence des tableaux musicaux qui, au fil d’un mouvement fluide, tressent les vies de Marie-Jeanne et de Schubert jusqu’à faire apparaître de troublants échos. Comme l’écriture, la musique est une affaire de solitaires, d’êtres en marge du monde officiel. L’une et l’autre visent la quête d’un point mystique où joie et tristesse se fondent l’une en l’autre. Sandrine Willems fait danser ces solitaires incompris sur des portées qui ne se contentent pas de cinq lignes, brisant leur mélancolie le temps d’une rencontre harmonique par-delà l’espace et le temps. Ne pouvant épouser Clément, Marie-Jeanne se mariera avec Joseph, un autre bibliothécaire, perdant peu à peu le goût de vivre, se raccrochant à Schubert, à ses sonates pour piano interprétées par Cortot, Schnabel et surtout Richter, se prenant d’affection pour un arbre mort, elle qui, dans sa jeunesse, s’était éprise d’un âne, comprenant que les voix des arbres, des chevaux, du vent dont elle se sent proche, ce sont elles que Schubert a voulu faire entendre dans une musique conciliant « l’élan et l’immobilité ». C’est vers l’entrée de la dentellière dans un voyage d’hiver que Consoler Schubert nous conduit. Au diapason de Schubert, artiste de l’infime et de l’intime, de l’inachèvement aussi, Sandrine Willems s’approche de la musique intérieure des êtres. Celle de Schubert, incompris de son vivant, rongé par la syphilis, mort à trente-et-un ans, celle, brisée, de Marie-Jeanne qui, perdant pied, s’enfonce dans le monde des songes.
La fin du récit lève le voile sur la narratrice qui n’est autre que la petite-fille de Marie-Jeanne, à savoir Sandrine Willems.
Et l’envie m’est venue d’écrire la vie de ma grand-mère. Pour me débarrasser, je crois, de cette terrible mélancolie familiale, plus sûrement qu’en vendant sa maison. Depuis que je connais cette histoire, j’ai toujours eu peur de la répéter (…)
Alors, j’ai écrit (…)
Pour que ce qui s’est passé, et même ce qui ne s’est pas passé, ne soit pas comme rien.
Et puis, qui sait, peut-être dans l’espoir de la consoler, en remettant du Schubert dans sa vie (…) Par-là, qui sait, peut-être même pour consoler Schubert.
Revisitant trois vies, la sienne, celles de sa grand-mère et de Schubert, Sandrine Willems les noue en un verbe de dentelles laissant passer la lumière. Dans l’appendice « Note sur le roman », elle révèle qu’une scène du film Au hasard Balthazar de Bresson fut le déclencheur de la fiction que nous lisons : celle où, sur l’andantino, le deuxième mouvement de l’avant-dernière sonate pour piano de Schubert (la sonate D959 en la majeur), un âne meurt, aux côtés d’un troupeau de moutons.
Un âne frère de l’agneau d’Abraham que l’écrivaine évoque dans Les Petits dieux. Consoler Schubert dessine un lieu où, pour une part, la littérature infirme le constat que faisait Stig Dagerman dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Pour une part seulement car, sous la consolation, gît l’inconsolable.
Véronique Bergen