Décomposition paternelle

Un coup de cœur du Carnet

Stéphane MALANDRIN, Je suis le fils de Beethoven, Seuil, 2020, 19.50 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-02-146347-7

Remarqué pour Le dévoreur de livres (2019), Stéphane Malandrin a impressionné plus d’un lecteur par ses qualités de jongleur de mots et son imaginaire coloré qui lui ont sans doute valu d’être sélectionné pour le prix Goncourt du premier roman. Voici que cet homme de cinéma franchit avec Je suis le fils de Beethoven le cap réputé périlleux du second sans rien avoir perdu de sa verve et nous entraîne sur les traces du grand compositeur allemand par le récit de celui qui se présente comme son fils, Italo. Mais comme cet enfant en quête de racines ne porte pas le nom du génie musical, il nous gratifie d’un aperçu de la vie de ses ancêtres Zadouroff.

Il nous faut en sa compagnie chevaucher avec un soldat de Pierre le Grand, et savourer mille et une anecdotes sur le port de la barbe et les amours paysannes qui lui assurèrent une descendance en la personne de Rósza, la mère d’Italo, qui sut apporter réconfort et bien plus au ténébreux Ludwig. Alors qu’il séjournait au château de Martonvásár où elle est servante, elle lui apparut belle et virginale dans le contre-jour d’une chapelle. Elle si fraîche et mutine face à un « sourd victime de diarrhée chronique » à qui elle procure un breuvage salvateur et un cornet acoustique improvisé. Le bonheur est total, mais de courte durée, car le génie n’attend pas et le musicien doit reprendre ses activités d’urgence. Suivent des mois et des années entrecoupés de rares missives et d’étreintes furtives. Et surtout une langueur croissante de l’amante pourvue de deux enfants et inlassablement fidèle.

Pour Italo, le père est tout à la fois absent et omniprésent. Invoqué sans cesse par les occupants du château qui en suivent et interprètent l’œuvre, il est l’éternel attendu, l’ombre objet de toutes les conversations. Et l’on suit ses succès et déboires, la rivalité avec Rossini, les chroniqueurs musicaux qui s’en donnent à cœur joie face à ce génie qui bouscule les codes. Italo grandit dans un univers musical sans qu’on lui en ouvre les portes. Le jour où on le met face à un clavier, il joue en virtuose. Mais la démesure n’est jamais loin qui le laisse violent puis prostré au point que le piano lui est interdit. Ce qui ne l’empêche pas de jouer sur une planche de bois quand il ne reporte pas sa rage sur le précepteur chargé de son instruction avec qui il parcourt les Essais de Montaigne. Avec le temps, une certitude s’impose à lui : il doit partir trouver ce père et le supprimer pour vivre enfin. Ce qu’il fait, mais rien ne se passe comme prévu lorsqu’il se trouve face à un être malade et affaibli. Que reste-t-il vraiment du père rêvé et détesté, quelle est la part de fabulation et de réalité ?

La composition que nous livre Stéphane Malandrin est subtile à plus d’un titre. L’on ne peut ignorer les points de connivence entre l’univers musical foisonnant de Beethoven et celui, tout aussi mouvementé, du récit que nous en donne l’auteur par la voix d’Italo, qui s’est assigné le devoir de rendre compte de la vie de son père. Volontiers démesuré et onirique, pétri tout à la fois de romantisme et de créativité jubilatoire, le texte séduit par la truculence de son ton, des images conviées, de son humour acidulé. Ici, la limite n’est jamais claire entre l’érudition et la farce, la biographie et la variation hors balises. Mais mine de rien, Le fils de Beethoven traite avec brio des thèmes de la paternité et de la création artistique qui s’y entrecroisent singulièrement. Omniprésente, la musique rythme la vie et le défilé des mots, elle se confond avec les humeurs du climat, le bruit du vent, la lumière dans les arbres. Une joie se dégage qui repousse le grotesque et la tristesse dans une forme de carnaval des mots. Les romans qui réussissent un tel tour de force littéraire ne sont guère légion. Ils méritent d’être lus et partagés comme un bon cru que l’on sert à des convives choisis, pour le plaisir conjugué des sens.      

Thierry Detienne