Gilles RIBERO, Clairières, Allia, 2020, 112 p., 10 € / ePub : 5.99 €, ISBN : 979-10-304-1261-1
Dès l’ouverture, Clairières pose dans le derme du concret des questions d’ordre symbolique. Robert, le personnage principal, se touche le ventre, et palpe en même temps que sa peau le passage du temps. Il s’enfonce un doigt dans le nombril, jusqu’à la douleur. Dans son esprit se fait jour une intuition, qui lui fait relier sa naissance à sa mort, par le fil de la souffrance.
Robert est un architecte à la page, à la tête d’une boîte hi-tech. Il a inventé un concept révolutionnaire de vitrines que les grandes entreprises fortunées s’arrachent. Comme toute vitrine, il s’agit d’une mise en scène, d’une représentation physique de l’âme de l’entreprise ; ce que Robert a imaginé c’est – outre que ses vitrines sont situées dans des lieux inhabituels, excentrés, et qu’elles ont des dimensions gigantesques – que les bureaux des entreprises y emménagent, ce que Robert appelle la « relocalisation ». Les vitrines sont faites intégralement dans une espèce de résine inédite, mise au point patiemment par des chimistes et biologistes dans le laboratoire de Robert. Cette résine, à peu près transparente, mystérieusement lumineuse, varie au gré des « chiffres » de l’entreprise et des tendances du marché, c’est-à-dire que la vitrine s’adapte, fluctue, mute. Robert lui-même est bluffé. Ne dirait-on pas que la vitrine vit ? C’est suite à une « relocalisation » que le drame survient, qui lance la mécanique du récit : des meurtres, particulièrement violents et démonstratifs, ont lieu au sein de l’équipe des employés relocalisés. L’enquête piétine et l’on constate une singulière résistance apathique des employés, en même temps qu’il semble que ces étranges locaux aient une influence pernicieuse sur les êtres humains qui y évoluent.
Voilà le point de départ de ce premier roman déroutant. On y suit Robert, sorte de Dr Frankenstein ou de Faust postmoderne, dépassé par sa création et ses idéaux, rattrapé par le concret, la douleur physique, le poids des choses et l’odeur de la chair. Le lecteur suit ses errances, ses tentatives pour circonscrire un mal qui ne veut pas dire son nom. Certaines sensations de Robert prennent corps hors de lui, et sa quête pour comprendre les implications de son œuvre – faire entrer l’humain dans une fiction, faire durer le présent en effaçant le passé et l’avenir, développer une véritable politique du regard et du toucher – est sans cesse parasitée par ses doutes et ses absences. Robert perd pied, et dans un mouvement tourbillonnant, qui lui échappe page après page, il entraine ceux qui l’aiment, sa femme, et surtout son fils.
Lire aussi : un extrait de Clairières (PDF)
La construction de Clairières est architecturale. Les séquences se suivent comme on passe d’un lieu à l’autre, et l’attention portée à la symbolique de l’espace ne faiblit jamais. L’ensemble suggère une profonde réflexion à propos de la société contemporaine bien entendu, à propos d’un néo-mysticisme de la sphère économique, mais plus encore à propos de la création, de l’art, de l’utilité, et de la porosité entre les mondes. En effet, dans Clairières, on ne peut distinguer la santé mentale de la folie, le réel de la fiction, on passe d’un lieu à l’autre comme dans un cauchemar : la supériorité est donnée aux « espaces d’articulation ». La clairière est cet espace de lumière dans une forêt. Ici, c’est au milieu de la forêt baudelairienne que Robert trébuche, et quand il se rend dans la clairière, la nuit, c’est pour en écouter le chant.
Gilles Ribero nous offre ici un premier roman tendu, inquiétant, au style s’appropriant de manière subtile le langage froid et artificiel du marketing. Certaines pages glacent le sang. D’autres ouvrent l’esprit. L’ensemble désarçonne. Nous invitons les lectrices et lecteurs de ces lignes à visiter son site web pour poursuivre le voyage dans des univers où « parfois il faut simplement savoir penser plus loin que les modèles en place ».
Nicolas Marchal
L’extrait de Clairières est proposé par les éditions Allia