Évocation d’une post-apocalypse : où la poésie se nourrit des cultures médiatiques contemporaines

Un coup de cœur du Carnet

Sébastien FEVRY, Brefs déluges, Cheyne, 2020, 96 p., 17 € ISBN : 978-2-84116-290-1

Après Solitude Europe, un premier coup de maître salué en Belgique et en France par plusieurs prix importants, Sébastien Fevry décrit dans Brefs déluges un monde guetté par l’angoisse, une sourde menace, des dangers latents.

Dans Solitude Europe, il évoquait la coexistence de deux mondes : au sein de nos sociétés de plus en plus closes sur elles-mêmes, sur leurs replis identitaires ou leurs peurs, l’évocation par petites touches du sort et de la place des victimes de l’Histoire y était un thème majeur. Le poète nous proposait une réflexion nécessaire sur la condition humaine, à travers le regard que nous devrions porter sur l’autre, miroir de notre propre identité.

Ici, à travers six sections dont l’écriture est architecturée autour d’un thème existentiel, celui de la conscience vacillante et de l’identité problématique de l’individu dans un monde dont il n’est plus que le survivant (ou le mort-vivant), le poète nous dépeint, dans des poèmes en vers libres ou en prose comme dans Rumeurs, stylistiquement bien construits et serrés — comme on le dirait d’un plan cinématographique — un univers dont les éléments factuels (situations, paysages, objets de la vie quotidienne, figures humaines ou animales) témoignent d’un délitement : perte de la mémoire, déclassement, rebuts, dérapages sont évoqués et connotés non seulement par la narration elle-même mais aussi par une succession d’images qui brouillent la perception et la narration : fumée, tunnels, brouillard, signal d’alarme, reliefs, ratures, figements ou irruptions menaçantes forment un ensemble d’avertissements, de présages, annonçant une apocalypse sous-jacente à l’ordre d’un monde en voie de déclassement.

C’est bien d’une fin de monde que parle en effet Brefs déluges : mais toute apocalypse est une secousse, qui dérange et conteste un état de fait, ouvre une brèche dans l’ordre de la réalité. Elle est à la fois  déstabilisation et questionnement. On ne sait pas vers quoi l’on va. Mais en lézardant nos certitudes, cet appel d’air nous assure que le risque est caractéristique du vivant. Seule la mort est inertie définitive comme l’exprime exemplairement la dernière section du livre, Les talus.

Le poète s’inspire dans Brefs déluges d’un ensemble de productions médiatiques diverses dont s’est imprégné le recueil, des productions qui relèvent toutes, de près ou de loin, de l’imaginaire (post) apocalyptique.  Il fait ici référence notamment à The Leftovers ou à la série sur Tchernobyl. Le film Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter, en montrant des ruines contemporaines vides de tout être humain, a également eu une influence sur l’écriture de Brefs déluges. Sébastien Fevry importe dans l’espace poétique des thématiques de science-fiction et des procédés sériels issus des cultures médiatiques contemporaines. Les poèmes de Du sucre avec la cendre ressemblent, par exemple, d’un point de vue narratif et stylistique, à une mini-série poétique, avec formes courtes et une sorte de suspense. L’héroïne de ces 11 séquences se rend compte que « Le monde n’est pas tel qu’elle l’imaginait/Le monde ne ressemble pas à un plan de coupe/Dans une série américaine (…) » et sa quête, voire sa fuite en avant devant un sourd danger, à la fois extérieur et intérieur, se déroule dans une atmosphère de plus en plus angoissante. Pour autant, le poète ne tombe pas dans les clichés de l’imagerie apocalyptique convenue : son travail d’écriture consiste aussi à écrire contre ces clichés, en étant proche de ces images de fin du monde, de polar noir, de catastrophes industrielles ou écologiques, mais en prenant aussi distance par rapport à leur logique mortifère.  

Il y a en effet, de ci de là, dans Brefs déluges, de brèves échappées et une réflexion sur ce qu’apporte à l’homme la poésie, dont il convient de ne pas faire un ornement mais au contraire un perpétuel questionnement. Il faut aussi « Se méfier de la façon/Dont la question sera formulée » afin qu’elle ne soit pas un simple instrument « pour repousser les questions/Dans un placard/Où se tiennent des fantômes de réponses » écrit-il dans Pas une bouteille (qui n’ait le col brisé).

Après le rapport de soi aux autres, c’est celui de l’homme avec son environnement, physique et métaphysique, que décrit Sébastien Fevry dans ce deuxième jalon d’une œuvre dont on attend beaucoup.

Eric Brogniet