Un tonnerre d’encre…

Un coup de cœur du Carnet

Yvon VANDYCKE, Anamnèse !, préface de Philippe Mathy, postface de Lucienne Strivay. Taillis Pré, coll. « Ha ! », 2020, 191 p., ISBN : 978-2-87450-166-1

« L’art n’est pas une fenêtre en trompe-l’œil ouverte sur les paradis perdus ou à venir. L’art n’a pas de drapeau ni d’église, il n’est ni d’en haut ni d’en bas, ni de gauche ni de droite, et il n’a pas de juste milieu. L’art n’est pas une friandise, mais une méditation sur la vie. Une méditation joyeuse ou pathétique, ludique, lyrique ou drolatique. L’art est difficile, insoumis », écrit ce poète peu connu. La réédition d’Anamnèse et de deux recueils écrits entre 1960 et 1963, aujourd’hui introuvables : Dire pagaille et L’oplomachin, est particulièrement bienvenue. Un cahier de documents picturaux figure aussi dans cette édition. Si Vandycke est ignoré en tant que poète, il n’est pas inconnu comme peintre et dessinateur. Line Hubert lui avait en effet consacré une monographie : Rien qu’un peu de peinture véritable et véridique (Éditions Arts et Voyages, 1977).

Yvon Vandycke (Charleroi, 1942 – Saint Denis, 2000) a 12 ans lorsque son père, ouvrier fondeur à « L’Énergie », un atelier de construction métallique de Marcinelle, disparaît. À 16 ans, il publie son premier recueil de poèmes, La jument à deux têtes, remarqué par Pierre Bourgeois et Paul Neuhuys. Il s’est lié d’amitié avec Michel, fils du peintre Gustave Camus. Fatigué d’un enseignement trop scolaire, Vandycke s’inscrit au cours de peinture de Camus.  Devenu directeur de l’Académie des Beaux-arts de Mons, celui-ci confie à Vandycke l’atelier de dessin de composition, de 1965 à 1975. Il sera ensuite responsable de l’atelier de peinture jusqu’à la fin de sa carrière. Le courant pictural issu de l’Académie de Mons se situe dans une tradition réaliste. La première exposition de Vandycke a lieu en 1963 : Contribution à une Ontologie. En 1971, avec le sculpteur Christian Leroy, Michel Jamsin et trois de ses élèves : Jean-Marie Molle, Jacques Ransy et Charles Szymkowicz, il fonde le groupe Maka  auquel participeront aussi Calisto Peretti et le peintre louviérois Daniel Pelletti. En 1976, le groupe se sépare. Avec Leroy et Peretti, l’aventure se prolonge sous le nom Art cru. Puis, ce sera Polyptyque avec Jamsin, Leroy et Charly Vienne, tous professeurs à l’Académie de Mons. Yvon Vandycke animera encore en collaboration les Ateliers des Arts de 1983 à 1987, puis La valise est dans l’atelier et L’Atelier V où il assume seul la promotion de ses élèves ou de ses amis.

L’art de Vandycke est fait d’expressionnisme halluciné, de dadaïsme, son écriture pulvérise les bienséances. Le paysage minier et industriel, l’injustice sociale, la dureté du quotidien, la condition humaine, le corps sont au cœur d’un martèlement constant qui rythme le poème. Le non-sens, la mort, la souffrance d’exister dans un monde où tous les chemins vont quelque nulle part,  où le seau à merde est à ras bord d’une excrémentation de sang pourri comme épiphanie de Dieu sur terre…, rien n’est jamais accompli si l’être, d’un coup, n’est traversé… sont la matière d’une révolte qui s’accompagne d’une forme de tendresse désespérée. Maka veut dire marteau en wallon,  et ce terme fut utilisé notamment dans les forges anciennes : le maka était le marteau de fer qui affinait la fonte. La matière humaine brute, faite de sang, de sperme et de déjections, de tripes et de boyaux, est triturée par Vandycke, qui opère une transmutation pornographique de tous discours  religieux, moraux, idéalistes. Le langage est cru. Il produit des métaphores parfaitement surréalistes ; il crée des mots-valises, des collisions verbales par collages ; déploie une glossolalie ; des interjections ; détourne des proverbes, des refrains populaires et des références liturgiques. Le poème de Vandycke est une bombe, une rage noire et rouge qui assassine l’idée même d’humanisme, l’homme étant réduit à une machine qui ingurgite, qui copule, qui pète et fait caca. Pas de romantisme chez ce marteleur iconoclaste. Pas de joliesses. La chair, l’os, raclés par une meule verbale à haute vélocité. L’érotisme est abordé dans un registre à la fois somptueusement cru et magnifié. Mais, pour autant, ce dénonciateur féroce de l’injustice, ce chantre du drame existentiel, ce provocateur sous haute tension ne méprise pas ses frères humains, trop humains. Lui-même ne se prend pas pour un prophète. Son humour ravagé désacralise. Sa dérision est sans limites : rien n’y échappe dans cette Grande Tombola qu’est la vie. À découvrir en urgence.

Éric Brogniet