Raoul VANEIGEM, La liberté enfin s’éveille au souffle de la vie, Cherche Midi, 2020, 159 p., 10.90 € / ePub : 6.99 €, ISBN : 9782749165981
Il faut saluer la fidélité opiniâtre de Raoul Vaneigem qui, depuis les années soixante, ne cesse de marteler l’inéluctable émancipation grâce à l’ « insurrection pacifique » ! De ce lien indéfectible, il scrute les traces d’un Mai 68 jamais achevé, toujours en devenir comme le « devenir humain » lui-même, dont il voit la dernière manifestation dans le mouvement des Gilets jaunes, voire même en travers de « l’autodéfense sanitaire » face au Covid. En tout cas, du classique Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations à l’actuel La liberté enfin s’éveille au souffle de la vie, aucun de ses écrits ne montre le moindre relâchement de sa vigilance face au pouvoir hiérarchique et religieux, patriarcal et marchand ainsi qu’à l’individu grégaire qu’il produit. Et aucun ne manque d’exalter « l’expérience du vivre-ensemble et de la jouissance créatrice » dans une « société où s’harmoniserait la diversité des désirs ».
Cependant, de façon tout aussi récurrente, ses écrits suscitent une même et triple question : celle des moyens, des mots-valeurs et du style. Tout d’abord, le moyen ne peut être celui du « Que faire ? » léniniste, la particratie militarisée, mais la « poésie spontanée » de l’ « insurrection permanente » de micro-sociétés de démocratie horizontale. Oui, mais les exemples comme celui du mouvement zapatiste ou celui des Gilets jaunes ont-ils la moindre chance de renouer, au Mexique ou en France, avec une société d’abondance du type paléolithique où vivre de la cueillette (de la pêche et de la chasse aussi !) suffisait amplement au petit nombre d’habitants sur terre ? Non, d’ailleurs, quand des « problèmes concrets » sont évoqués par Vaneigem, l’ingrate voie réformiste ne semble plus évitable : « la renaturation des sols, l’éradication des nuisances, la gratuité des transports publics, des écoles, des hôpitaux, l’exercice de la démocratie directe dans un carde communal, régional, international »… Ensuite, les mots-valeurs ne peuvent être acceptés comme des idées pures : la « liberté » risque autant la création que la destruction, le « désir » et la « jouissance » du « vivant » n’adviennent qu’en tension avec les pulsions mortifères, le « pouvoir du peuple par le peuple » n’empêche pas la résurgence des divisions dans l’unité des luttes elles-mêmes… Le style, enfin, le style des écrits de Vaneigem – tout de même loin du ton hautain et emprunté, très dix-huitième siècle, d’un Guy Debord – oscille entre nombre d’expressions ou de phrases qui frappent juste (« La colère aveugle profite aux prédateurs », « l’orateur politique n’est plus qu’un aboyeur de promotions », « la solidarité festive », « Désarmer la solidarité est un suicide, la militariser la tue. »…) et la rhétorique des oppositions (« totalitarisme démocratique » vs. « démocratie autogestionnaire », « intelligence intellectuelle » vs. « intelligence sensible »…) sur fond d’un vitalisme féministe « acratique » (sans pouvoir), débarrassé de l’État.
Bien sûr, volontiers… Tout cela est de bon aloi, dans l’air du temps, mais guère percutant, empêtré parfois dans des métaphores incongrues (« Le talon de fer de la bêtise écrase pareillement la forêt et l’existence quotidienne » !). Jusqu’à la chanson en clôture du volume qui accumule les slogans, loin de toute invention verbale et populaire, et qui manque singulièrement de force poétique. Jean-Pierre Verheggen (qui fut son élève), au secours !
Il n’empêche, ces limites n’ôtent rien à l’effet salutaire de ce Manifeste, à mettre plus que jamais entre toutes les mains. Contre la « logique de l’argent », longue vie à l’esprit libertaire qui inspire les « révoltes logiques », de Mai 68 aux Gilets Jaunes !
Éric Clémens