« Il y a toujours une fin aux confins … »

Un coup de cœur du Carnet

Anna AYANOGLOU, Le fil des traversées, Gallimard, 2019, 97 p., 12,50 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 978-2-07-284427-0

anna ayanoglou le fil des traverseesCréé en 1913, le personnage de Barnabooth, voyageur libre et délicat, nous entraîne à travers l’Europe du début du 20e siècle. Sous la plume précieuse de Valery Larbaud, les villes du vieux continent se succèdent, se déplient, de Moscou à Londres, de Paris à Berlin. Occasion pour Barnabooth de dessiner une cartographie intime et personnelle que le lecteur devine au fil des fragments compilés du  journal et des poèmes. L’un de ceux-ci éclaire particulièrement le contexte sentimental dans lequel s’effectue cette traversée,

Des villes, et encore des villes ;
J’ai des souvenirs de villes comme on a
des souvenirs d’amour…
 

Éclat d’émotion qui grince comme une porte que l’on entrebâille au moment d’ouvrir Le fil des traversées, premier recueil très réussi d’Anna Ayanoglou.

Née à Paris, diplômée en linguistique et en russe, elle enseigne le français langue étrangère en Lituanie pendant plusieurs années avant de s’installer à Bruxelles où elle anime actuellement des émissions radio consacrées à la poésie.

Outre le fait que ce premier livre est publié chez Gallimard, ce qui est déjà une belle performance, l’auteure parvient à rendre avec peu de mots l’atmosphère spectrale de ces pays écorchés où elle a vécu et enseigné. Des endroits qui sont autant de vestiges d’une guerre aussi froide que le climat de la région, là-bas aux confins de l’Europe.

Lieux de cette réactivation mémorielle, les villes de l’Europe Baltique qu’elle a arpentées se découvrent ici par petites touches sensibles, par bribes, par copeaux. La langue d’abord, le russe, qui semble surgir, évidente, des fissures des murs des cités, refaire surface comme un sous-marin revenu du fond de la Mer Baltique. L’usage de la langue dont on sait qu’elle ne sera jamais vraiment celle de la mère mais qui donne néanmoins un sentiment de liberté et d’ouverture, dans la parole échangée.

Puis la tiédeur de ma cuisine
nos silences repus
après l’exubérance
– et dans ce calme-là
le russe reparut

Une langue qui s’éprouve au contact du quotidien. Une langue qui ne se fixe jamais, volatile comme l’exil et ces figures croisées au fil des jours qui, inévitablement, s’effacent. Des portraits épinglés par l’auteure qui sont autant d’instants volés au temps qui lui aussi file ; un chauffeur fatigué qui fume devant son bus, un vendeur de pommes de terre édenté, un guitariste dans un bar, une silhouette devinée dans une arrière-boutique. À l’instar de cette langue apprise, la ville doit également être assimilée, presque digérée car c’est bien elle, malgré tout, qui relie, réunit, qui tisse et se tisse en creux, réseau organique et urbain où l’on perçoit à chaque angle la respiration du bois des murs.

Et la rue, sans égards, fuit le centre
bordée de brique, bordée de bois
jusqu’aux tours soviétiques au bout de la trouée
Alors, quand la nuit tombe, là
tu t’étonnes que tout
existe encore ensemble.
 

L’étonnement du poète participe de ce réel dont rend compte la poésie. Car c’est par le truchement du tranchant des mots qu’Anna Ayanoglou évoque le dépaysement qu’elle a vécu. Si dépaysement il y a, il n’est pas à chercher dans un exotisme toponymique – seuls quelques noms de villes flottent çà et là comme des fantômes, Vilnius, Riga – ni dans la nostalgie mais bien plutôt dans l’ambiance que les mots parviennent à rendre. Parmi ces ruines, à travers les briques fatiguées des murs, se dessine pourtant l’ombre d’un amour qui, bien que blessé et révolu, réussit à attiser l’âtre vacillant des complicités lovées au cœur de la ville. Cette même ville, encore froide hier, mais qui possède, dans ses recoins, des poches protectrices, amniotiques, cocons confinés à l’abri des vents et des saisons quand les corps justement se rapprochent pour se réchauffer.

Une demeure en bois
un dimanche à éprouver la ville
Deux étages ambre rouge
un bien-être furtif

Par une allée, l’arrière
les trois tours à pignons s’avançant – et refuge
et étreinte

Derrière les branches, la véranda
aux fenêtres en demi-lune
et la réminiscence

Mais il est temps déjà de reprendre la route. Anna Ayanoglou le sait, il y a toujours une fin aux confins. Heureusement pour nous, elle a eu la bonne idée de poser ses valises à Bruxelles. Désormais, elle ici chez elle !

Rony Demaeseneer