Fragment d’Éden… à croquer !

Un coup de cœur du Carnet

Jacques DE DECKER, Suzanne à la pomme, mis en images par Maja POLACKOVA, Maelström, 2020, 71 p., 12 €, ISBN : 978-2-87505-364-0

de decker suzanne a la pommeLe plus chouette dans ce travail, c’est l’horaire. (…) c’est cool (…) Le quartier du Sablon est sympa aussi, il y a plein de boutiques dans les environs (…). 

Dès la première page, Jacques De Decker adopte un langage simple, familier, et nous projette dans un monologue intérieur, qui s’étendra jusqu’au terme du micro-roman : une jeune femme nous raconte une tranche de vie, elle semble se construire, se reconstruire, autour de son nouveau travail, la surveillance d’une galerie d’art.

Surgissent d’emblée une série d’invariants dedeckeriens. La capacité à faire vivre des femmes (évidente dans ses six pièces de théâtre). Le désir de fuir l’intellectualisme (lui qui fut un grand intellectuel) ou l’académisme (lui qui fut Secrétaire perpétuel de l’Académie royale). L’inscription du récit dans sa ville natale et de cœur, Bruxelles, dans ses quartiers animés.


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Le texte sonne jeune, moderne. Ce qui se prolonge par l’absence de tirets, de guillemets lors de dialogues fondus dans la narration. Mais, derrière la façade de la fluidité, se dessinent des impressions très contrastées.  Suzanne nous introduit dans un univers élevé, où il sera question d’art et d’artistes, de critique, de livres, etc. Elle-même se transfigure : ses pensées, ses comportements dévoilent une jeune femme complexe, faufilée entre un idéal romantique et une volonté de lucidité, de recul clinique. L’auteur multiplie les niveaux de perception, semant entre deux sourires des trésors d’expression, des pépites d’observation sociologique ou philosophique, des signes tendant le sous-texte vers de mystérieuses connexions :

On ne réagit qu’à ce que l’on sait déjà au fond de soi. C’est à ça que nous servons, nous, les artistes, on aide les autres à plonger en eux-mêmes. Et à découvrir ce qui y est enfoui. 

Un univers s’agite et vit, extérieurement et intérieurement (Bernadette, la patronne de la galerie, dans sa chasse aux artistes, ses rapports avec le critique, le collectionneur ; Octave, son protégé et son emblème ; Véronique, la confidente de Suzanne, qui gère un magasin de lingerie a priori aux antipodes du microcosme phare).

Notre narratrice ne se contente pas des tableaux de ses trois murs, elle se projette dans le quatrième, cette ouverture sur la rue et son spectacle, elle zoome sur les magasins voisins (trains électriques et lingerie). La mise en abyme se démultiplie. Ou l’effet miroir. Suzanne est appréhendée par Véronique, depuis son magasin, comme émergeant d’une peinture derrière sa table, un portrait qui la calme et renvoie à l’impression produite par les toiles sur leur gardienne.

Les histoires sont omniprésentes, leur quête essentielle, elles sourdent des quatre coins du cadre de notre texte. Distillées par Bernadette ou Octave, par Véronique, mais cueillies aussi lors des descentes de Suzanne chez les bouquinistes, telle dédicace la faisant longuement rêver, de ces rêveries actives qui préparent l’acte créateur :

À la belle attristée au crépuscule, ces pages qui lui rendront le sourire… 

Fulgurance ! Suzanne, qui entame une trajectoire de créatrice sans s’en douter (Octave a débuté par une surveillance de musée), ingérant l’art d’autrui et mille histoires, photographiant le réel et l’analysant, n’est-elle pas, au-delà du portrait de jeune femme esquissé, un double de l’auteur ? Elle en partage bien des goûts (pour les vieux livres, la bonne humeur, les rencontres, les flâneries, les impressions au cas par cas loin du binaire et de l’amalgame), jusqu’à libérer ce qui pourrait s’assimiler à un credo :

Je préférais mes vieux livres. Oh ! Que j’aime la solitude ! me disait l’un, que ces lieux sacrés à la nuit, éloignés du monde et du bruit, plaisent à mon inquiétude ! Je m’y glissais, je m’y lovais, je m’y recroquevillais, dans ces mots. Ils permettaient d’être ailleurs, très loin, de me faire souvenir de choses anciennes, ou jamais vues, ou inouïes. Je suis au cœur de la ville, et c’est au bord de la mer que je m’enfuis, et je vois le soleil s’y coucher. 

L’évocation d’une utopie, d’un fragment d’Éden où se réfugier est encore un thème récurrent (ô téméraire en ces décennies cyniques !) de l’œuvre dedeckerienne.

Au-delà de son intrinsèque, Suzanne à la pomme est un cas édifiant : de nombreuses œuvres de Jacques De Decker ont accumulé vies et métamorphoses. Sa pièce Tranches de dimanche a aussi été montée ou publiée comme Épiphanie ou Épiphanie 80. Une autre, Petit matin, est devenue un jour le premier acte d’une entité élargie, Petit matin, Grand soir. Etc. Comme si les créations de l’auteur ne s’étaient pas figées une fois imprimées.

Suzanne à la pomme nous apparaît ici dans sa troisième existence, et toutes ont fait événement, sens. Une première parution (chez CFC) associait deux auteurs et deux textes, Paul Emond et Jacques De Decker, autour des thèmes de Bruxelles et de la peinture. La deuxième participait d’un essai d’anthologie, Modèles réduits (chez La Muette), qui déploie un art de la nouvelle en vingt-trois leçons/variations. Quant à cette troisième sortie…

L’éditeur et l’artiste, Maelström et Maja Polackova, ont réalisé un travail soigné et, osons le mot, enthousiasmant. Éclate une évidence : l’importance de l’écrin ! La couverture est magnifique, de son design à son illustration, la mise en page est aérée et comme gouleyante. Et il y a ce supplément d’âme des illustrations de la plasticienne, connue pour ses collages à base de papier journal mais qui, ici, réalise la gageure de faire subtilement écho aux mises en abyme du texte, greffant sur ses personnages des têtes issues des tableaux de Botticelli. Qui collent avec l’univers précieux, suranné qui s’immisce en filigrane du monologue facétieux de Suzanne. Qui exponentiellent, par un faux paradoxe, la légèreté et la gravité, le pétillement bullesque et la consistance polysémique qui fondent l’art dedeckerien.

Tof !

Philippe Remy-Wilkin