Jean d’AMÉRIQUE, Atelier du silence, Cheyne, 2020, 17 €, ISBN : 978-2-84116-292-5
D’un instant tout possible remué, le poème gravit ses ruines et le ciel reprend besogne à héberger l’opaque.
Hypallages, paronomases, synchises ou hyperboles : à l’œil du lecteur de poésie averti, les nombreuses figures de style qui habitent le recueil Atelier du silence de Jean d’Amérique n’échapperont pas. Le préfacier de cet ouvrage, Jacques Vandenschrick, recommande pourtant : « Que chacun entame, loin des pédanteries théoriques, sa lecture buissonnière, libre et empathique quels que soient les apparents cahots de la sente. » Qu’à cela ne tienne, arpentons donc l’atelier du silence du poète.
Poésie-végétal, « pensée-forêt », devenir-mousse, Atelier du silence de Jean d’Amérique (publié dans la collection « grise » des éditions du Cheyne) est un ouvrage touffu. Irrigué de sang, de sève et de tendresse, ce recueil s’ouvre sur une « entrée en matière » où la faim et la figure de l’ingurgitation dominent et se conclut sur une « minute de silence » en hommage, entre autres, à Nazim Hikmet et Asli Erdogan. C’est que les injustices du monde, ses désolations, les dédales kafkaïens des préfectures et des procédures, les saccages de la nature et ses ravages sont difficiles à avaler et coupent le souffle. Entretemps, comme en lame de fond, déployé sur une cinquantaine de pages, un irrépressible besoin de beauté est chanté par Jean d’Amérique.
quelle onde tombée de ton arbre
ne volcanise mon fruit affamé de bouche
en toi mûrir ma feuille
aubaine pour le poème
Entre le « chant des briques », le « sang des règles » ou la « tour du monde effondrée », le poète fraie un chemin, une « route » pour exposer une nudité d’archipel, où chaque signe, comme grevé aux hanches de l’amoureuse, chaque « image / rumine / transparence ». En cela, les mots issus du registre corporel contrastent avec l’ « acide » avec lequel s’écrivent les lois, ces remparts administratifs souvent injustes, qui entravent. De cette tonalité très engagée et politique émerge pourtant, souvent discrets, des coraux de sens préservés, des îlots où « derrière chaque être luit une voile ».
Le titre du recueil, eu égard à la tonalité vive et très labile des textes, semble de prime abord pour le moins surprenant mais, à la manière d’un vers-orage, il en éclaire les contours et les coutures. Foyer où se fomente une colère doublée d’une tendresse, comme des « lames épuisées avant que s’ébruite la chair », cet Atelier du silence attise et aiguise les magnétismes entre la langue de Jean d’Amérique et notamment Haïti, son lieu de naissance.
corps mien
mémoire que la mort se remue à remonter
dans la bouche
murailles qui pèsent aussi fort
que flamboie une colère
m’improviser oiseau
mais l’aile par les hyènes enveloppée
ai peine suffisante
à égaler sang putréfié
La qualité des textes peut sembler par moments assez inégale, mais le recueil recèle de pépites témoignant d’un certain talent, « secou[é] d’artères » et de fureurs bleues. Si « le monde mur autour des convulsions / me refuse où te domicilier », nul doute que ce jeune poète (qui en est à son troisième recueil) s’est déjà trouvé une région d’être où sa gorge pourra encore se déployer : là, dans cet espace entre les dents et la glotte, cet espace large que l’on nomme la langue.
Charline Lambert