lUVAN, Agrapha, La Volte, 2020, 301 p., 20 € / ePub : 10,99 € , I.S.B.N. : 978-2-37049-095-7
Agrapha interpelle d’abord par sa forme. Si le texte présente certes une trame narrative savamment construite, il ne s’agit cependant pas d’un roman ; mais d’un ensemble composite, éclaté, avec des parties de natures variées, au travers desquelles se dessine l’évolution de ce qui n’est pas vraiment une intrigue, plutôt une lente immersion.
Une découverte fortuite amène la narratrice à un « travail de recherche et d’édition » concernant la communauté de « sanctimoniales » d’Adsagsonae Fons (Source d’Adsagsona) du 10e siècle. Elle se pose d’abord en philologue et historienne. Les textes qu’elle traduit sont des « confessio », où les femmes s’expriment en leur nom, et des « gesta », où elles parlent de leurs compagnes. Se crée ainsi une galerie de portraits croisés où la vie de chacune se donne à voir. Il s’agit moins de spiritualité et de religion que de ce qui fait la vie en groupe au sein de la forêt, en proximité avec les animaux et d’autres groupes humains. Les différentes personnalités prennent progressivement vie.
Chaque femme parle une langue différente, ou un composé de langues différentes. La traductrice s’efforce de respecter l’expression et le ton de chacune. Pour permettre de mieux comprendre, elle remet ces expressions personnelles en perspective par des commentaires philologiques et historiques dans une section intitulée « exegetice » ainsi que par un dictionnaire étymologique, le « glossarium ». Ces deux parties, très bien documentées, sont du plus haut intérêt dans la description de la société de l’époque et de la diversité des langues.
L’édition des textes ne suffit cependant pas à la traductrice, elle a le sentiment de passer à côté de ce que fait la spécificité de cette vie en groupe. Elle se rend sur les lieux supposés de l’implantation de la communauté, quelque part sur un rivage de France. Cette présence physique va lui permettre de mieux comprendre ce que fut la vie de ces femmes et le but qu’elles recherchaient. Une certaine perméabilité (dont nous laissons au lecteur le soin de découvrir la nature) va se créer entre la période contemporaine, où se situe la narratrice, et le Haut Moyen Âge. Cela se dégage des notes manuscrites (reproduites telles quelles, avec leurs ratures) ainsi que d’un étrange parchemin annoté par la traductrice. La fin du récit reste ouverte et énigmatique, à l’image de la phrase finale, « À son tour, mon corps se délite en une superposition lâche de couches autonomes qui ». Entretemps, elle a pu faire l’expérience d’une « sororité ensevelie au fil des siècles » et établir un lien vital entre sa situation et celle des sanctimoniales. Les identités sont vacillantes, singulièrement celle de la narratrice ; elle a le sentiment d’un dédoublement, dans les transformations qui touchent les humaines, les animales et les choses.
Le livre est une relecture de la place des femmes au Moyen Âge, comment elles ont été minorisées dans le catholicisme qui s’élabore face aux hérésies. Volusiana, la femme ermite à l’origine de la communauté, et les autres moniales montrent comment pouvait exister à cette époque une spiritualité féminine originale, avant que celle-ci ne soit mise au pas et réduite par l’institutionnalisation d’un clergé exclusivement masculin, parallèlement à la structuration de la société dans le cadre du régime féodal. L’autrice imagine que le catholicisme officiel a censuré les écrits spirituels de Volusiana, en détruisant ses parchemins, et que donc c’est ce qu’elle n’a pas écrit qui est le plus important. C’est là un des sens du titre Agrapha, pluriel du grec agraphon, « ce qui n’est pas écrit ». Le non-dit est cependant généralisé, dans ce qui se vit entre les femmes (« Elle parle peu ou mal. On la comprend à demi,… ») et dans des aspects difficilement verbalisables de leur existence au contact de la nature. Leurs propos prennent aussi régulièrement un aspect prophétique, dans l’attente d’un événement à venir. Les agrapha se doubleront d’aphona, « ce qui ne se prononce pas ».
Dans cette perspective, intéressantes sont les considérations philologiques sur le bouillonnement linguistique au Haut Moyen Âge, sur la plasticité des langues et leurs capacités à créer des parlers locaux adaptés à exprimer des réalités spécifiques. On y retrouve aussi une mise en question du genre, à un moment où « la présomption d’universalisme du masculin » n’est pas encore définitive. C’est ainsi que, dans les traductions qu’elle invente, l’autrice conserve en français le genre latin de certains mots (« une chêne », « une arbre ») et crée un système de neutre : mon/ma devient « man », le/la devient « læ », etc. L’expérience est concluante et ouvre à d’intéressantes réflexions et perspectives sur la féminisation dans le français contemporain.
L’ouvrage présente un caractère discontinu, passant d’un type de texte à un autre. L’unité repose sur un fil narratif sous-entendu mais solide, même si la chronologie est bousculée. Aussi sur la récurrence d’images, de thèmes et de problématiques qui se complexifient et s’interpénètrent progressivement. Par exemple, les rapports féminin-masculin, la proximité avec les animales, la thématique du dessus et du dessous, du souterrain et de l’ensevelissement, de la grotte et de la fente ; celle de l’eau, prenant l’aspect de la source, de la rivière, de la mer, mais aussi de la boue, etc.
luvan, l’autrice, qui revendique la minuscule à son nom de plume, joue finement sur la confusion des niveaux de réalité, ce qui contribue, pour le meilleur, à faire perdre pied au lecteur. La narratrice qui dans un premier temps se contentait de traduire et de commenter devient actrice et personnage. C’est elle qui envoie des documents mystérieux depuis la Suède. Les explications mises sous la plume de l’éditeur et de la metteuse en page, toutes réalistes et crédibles qu’elles soient, sont du chef de l’autrice qui met en scène ses propres écrits. Faisant cela, luvan pousse la cohérence fort loin, citant ainsi des personnes de son entourage et des événements de sa vie. Cela va même jusqu’à, dans l’ours à la page 2, indiquer que l’ouvrage a été composé avec le caractère Luvanscript, qui correspond en fait à l’écriture manuscrite de l’autrice. Ce brouillage des repères qui fondent la représentation littéraire n’est pas qu’un jeu formel ; il est essentiel dans le projet de perturbation des références du lecteur, afin de lui faire prendre conscience de l’évanescence des catégories spatiales, temporelles et mentales. « plus tard dans le sombre non écrit [agrapha] d’un autre monde nous nous rappellerons ce jet de lumière. »
Agrapha est un livre envoûtant. Mais il se mérite. La lecture exige de l’attention, car il n’est pas immédiatement lisible et c’est le non dit, dont des éléments affleurent çà et là, qui est essentiel à sa compréhension. Un beau paradoxe, et l’ouvrage n’en manque pas.
Joseph Duhamel