Francisco PALOMAR CUSTANCE, Le fils du matador, Diagonale, 2021, 233 p., 18,50 €, ISBN : 978-2-930947-02-0
« Rodrigo grimpait à toute vitesse la pente qui le conduisait au cimetière. Tout droit vers la proue du navire. L’éperon prétentieux qui surplombait les jardins et l’ensemble des logements sociaux (…). »
Le jeune garçon (onze ans) s’apprête à réaliser un happening oscillant entre délinquance et affirmation : peindre en rouge Ferrari une tombe visible depuis chez lui. Ses multiples incartades le mettent au ban de la société du coin, de l’école, de la famille ? Le héros de notre roman n’en a cure. Seul lui importe de devenir un jour matador, comme son père et son grand-père. Et peu lui chaut d’être doué pour le dessin ou le chant. Être matador ou rien. D’où l’école buissonnière, le cimetière transformé en arène, un chien ou un engin de fortune adaptés pour jouer les taureaux.
Mais pourquoi Rodrigo vit-il en apnée dans une Espagne d’utopie, un univers de fantasmes, qui l’entravent et l’engluent ?
Le drame tient à la relation nouée avec le père. Ce dernier passe ses journées dans un café, mis en incapacité de travail, pérorant et fanfaronnant, s’inventant un passé brillant de matador ou de résistant, se faisant donner du « Don Jésus ». Il ne fait pourtant que mentir, promettre en vain, sans rien apporter à son épouse et ses trois enfants. Dans le quartier, il ne trompe personne. Sauf Rodrigo, qui boit, ingère les chimères et l’acrimonie de l’idole paternelle :
« Regarde-moi ça, marmonna-t-il entre ses dents. Les nuages sont tellement bas dans ce pays qu’ils leur cognent le crâne et les forcent à se courber et à regarder leurs chaussures. »
Jusqu’à verser dans le cliché du repli identitaire : la Belgique d’accueil est assimilée à un repoussoir, responsable de son asthme, du chômage du père, du travail honteux de la mère ; l’Espagne d’origine est décryptée comme Cocagne ou l’Eldorado.
Le récit émeut. Nous sommes de plain-pied dans une famille dysfonctionnelle dont la mère Rosa est la véritable héroïne : elle se démultiplie pour ses enfants, tente d’inculquer des principes, une ligne de conduite, aimante envers et contre tout, gagnant de quoi faire bouillir la marmite comme domestique, etc.
La situation est explosive. Une épouse digne ferme sa porte au mari ivre mais ce dernier, imbu de ses prérogatives de mâle méditerranéen, apparaît de plus en plus menaçant et paranoïaque.
Un jour, coup de tonnerre ! Franco, le dictateur fasciste, est mort et la démocratie de retour. La grande famille, en Espagne, incite nos émigrés à revenir au pays, où règne un vent de liberté et d’entreprenariat. Tout va-t-il basculer ? Et jusqu’où ? Rosa peut-elle encore attendre le retour tant promis, supporter les atermoiements et reports de son conjoint ? Jésus peut-il continuer à mentir impunément sur sa maladie, son pays, son rôle ? D’autant qu’un oncle, Esteban, est prêt à faire le trajet pour venir chercher les siens. D’autant que Jules, le gardien du cimetière, l’ennemi déclaré de Rodrigo et de ses amis Sylvio et Antoine, dissimule bien des secrets, dont celui d’avoir été, lui le Belge, se battre en Espagne contre Franco.
Au-delà de la tranche de vie d’un fils de réfugiés filtrent des thèmes importants. Qui ramènent tous à l’émancipation et à la réalisation, à la résilience aussi. Comment être de quelque part mais pouvoir être d’ailleurs ? Aimer ses parents et les comprendre, depuis des bases toutes différentes, sans évacuer lucidité, critique, capacité de désengagement ? S’arracher au clanisme, à la victimisation pour affronter l’altérité, la difficulté, en tirer un élargissement ? Rêver et faire le deuil d’un rêve, ne pas se tromper d’histoire de rêve ?
Dans Le fils du matador, son premier roman, Francisco Palomar Custance offre un récit initiatique faufilé entre conte et Bildungsroman, servi par une écriture, un sens de la narration fluides, vivaces, efficaces.
Le cocktail devrait séduire de nombreux lecteurs.
Philippe Remy-Wilkin