Dans les pas d’André Sempoux

André SEMPOUX, Dévoration et Torquato, Lectures par Ginette Michaux, Sablon, 2020, 206 p., 13 €, ISBN : 978-2-931112-04-5

Double réédition bienvenue de deux textes du poète et romancier André Sempoux qui nous a quittés voici un an et demi : Dévoration et Torquato… Si les deux romans procèdent d’une époque et d’une inspiration bien différentes, un élément commun pourrait les relier : l’empreinte majuscule et possiblement castratrice du père sur la destinée du fils. Dans Dévoration, au cours d’un voyage et au fil de deux lettres adressées à son amant, un homme, tout en évoquant leurs souvenirs, lui révèle enfin ce que fut le poids sur sa vie, comme sur leur vie commune, d’un secret toujours bien gardé en lui. Celui d’un père collaborateur des nazis durant la Seconde Guerre et promis à un poste ministériel dont la Libération devait forcément l’éloigner sans ruiner ses convictions délétères. Réfugié en Normandie avec Ingrid, sa jeune maîtresse, il vit des retraits opérés sur un capital placé en Suisse. Retraits assurés chaque année par son fils, empoisonné par cette mission clandestine qui le « dévore » à l’égal du secret honteux dont elle est indissociable. Tout comme de la soumission imposée par la fatalité à l’emprise létale d’un père dont le sang bat dans ses propres veines et qui, pour l’heure, est tout proche de la mort.

Dans Torquato, c’est davantage l’amour de la culture italienne qui s’exprime, cet amour dont André Sempoux s’est fait une religion et un métier de professeur, celui de langue et littérature italiennes à l’UCL, fondateur aussi d’un Centre universitaire dédié à cette même dévotion… À la suite de Torquato, plus célébré sous le nom du Tasse, poète majeur du 16e siècle, Sempoux parcourt physiquement l’Italie en tous sens comme y fut contraint l’auteur de la Jérusalem délivrée aussi adulé que persécuté par les vicissitudes politico-religieuses de son temps.

Partant du principe, un rien maniaque il est vrai, qu’une semaine de ses pérégrinations correspondra à un an de celles du Tasse, le voilà parti pour un voyage empathique à plus d’un titre puisque ses propres souvenirs s’enlacent étroitement à ceux de l’homme qu’il piste et qui pourrait bien prendre le volant de la vieille bagnole rétive baptisée Gudule par son poursuivant. Ce qui n’empêche en rien la rigueur historique du destin de l’immense poète italien, bousculé et régi par l’autorité d’un père abusif, peu scrupuleux et matamoresque, par celle de ses protecteurs et de ses détracteurs (les mêmes parfois selon les nombreux spasmes géopolitiques qui agitent la mosaïque italienne de l’époque), des censeurs de tout poil, aussi chatouilleux sur le plan de l’orthodoxie que de leurs intérêts… Sans parler de ses propres incertitudes et scrupules qui l’assaillent comme un autre adversaire, et non le moindre, avec lequel il se collette…  Bref, une conjoncture qui, au-delà  d’une gloire littéraire largement acquise, va notamment contraindre le Tasse à un « confinement »  de plusieurs années (pour son bien, évidemment…) dans  une institution psychiatrique.     

Couronnement de ce voyage à la fois émouvant et narcissique effectué en symbiose avec le poète italien, mais aussi avec l’ombre absente et omniprésente de Sandra, l’épouse de l’auteur, décédée peu avant le départ : la nuit que l’auteur aurait passée à la chapelle romaine de Saint-Onuphre, dans le lit de mort du Tasse, après avoir trompé la vigilance du gardien des lieux, et ce à l’exacte date anniversaire de la disparition du poète. 

Deux romans qui portent les marques de l’art de Sempoux : le raffinement de la langue conjuguant la ferveur lyrique à la pudeur et à la sobriété classique d’un style retenu jusqu’à cultiver l’ellipse.

 À saluer aussi, la large participation à ces deux rééditions de Ginette Michaux, professeur émérite de lettres françaises à l’université de Louvain, qui signe deux lectures subtiles et éclairantes.

Ghislain Cotton