Énergie fossile

Un coup de cœur du Carnet

Adeline DIEUDONNÉ, Kerozene, Iconoclaste, 2021, 258 p., 20 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-37880-201-1

dieudonne kerozeneKerozene est le nouveau livre d’Adeline Dieudonné, cette autrice belge débarquée dans l’horizon littéraire à la rentrée 2018 avec La vraie vie, qui mettait en scène une jeune fille et son frère dans une fable acide et drôle au ton qualifié de poétique du cauchemar. Un premier roman traduit, depuis, en plusieurs langues et qui s’est écoulé à plus de 300 000 exemplaires. L’adaptation théâtrale sera d’ailleurs visible sur les planches dès que le Covid ne s’en mêlera plus, tandis que Marie Monge, réalisatrice française, en élabore une version cinématographique.


Lire aussi : Adeline Dieudonné. Attention, autrice féroce? (Le Carnet et les Instants n°202)


Comme La vraie vie, Kerozene est publié à l’Iconoclaste. Il est disponible en librairies depuis le 1er avril.

Kerozene, c’est un ensemble de personnages reliés par une station-service, un soir d’été entre 23h12 et 23h14. Des gens en transit. Sur le fil. Prêts à vaciller. Quand ce n’est pas déjà fait.

Kerozene, c’est une constellation de récits. Un forage dans le gisement de treize vies avec Adeline Dieudonné, depuis sa plateforme, qui œuvre à faire remonter en surface la matière, noire, dense de ces 13-là et de leur itinéraire jusqu’à cette station-essence. Leur seul point commun.

Le seul, vraiment ?

On pourrait le penser et croire qu’il ne s’agit que d’une galerie de portraits rassemblés dans ce livre comme ces gens sur cette aire d’autoroute. Sauf que Kerozene, c’est plus que la poignée de secondes partagée à hésiter entre un Sodebo bacon et une formule chaude à 9,5 euros. Kerozene, c’est plutôt comme quand, concentré.e sur le réservoir qui se remplit de Super 95, on se demande soudain : « Pourquoi je m’inflige tout ça ? » ; « Dois-je continuer de lutter ? ». De ces questions tapies au coin de nos existences, et dont on se passerait bien.

Comme si Adeline Dieudonné demandait à chacun de ses personnages comment il/elle a fait pour en arriver là et qu’il/elle lui répondait par le biais d’un récit choral où résonne l’écho de l’emprise. Celle bien poisseuse des rapports de dominations.

Parce que c’est ce qui se raconte dans Kerozene. Les rapports de force. Dépliés par l’autrice pour qu’ils révèlent l’emprise de l’homme sur l’homme/la femme, l’emprise de femmes sur d’autres femmes, de l’Homme sur les animaux ; de ceux qui ont sur ceux qui n’ont rien ; du passé sur le présent. Mais aussi l’emprise de notre image, nos obsessions et pulsions ou encore du (non)choix de notre mort. Autant de bras-de-fer incarnés par des gens à la frange. Seuls. Dont ces brefs récits constituent le hors-champ. Comme des coups de sonde dans des trajectoires bancales qui suent la férocité – à moins que ce ne soit de la colère ? Ou de l’impuissance – où chacun.e donne à voir l’étendue de son désastre. Où aucun.e n’arrive à camoufler que tout dépasse (même les hygiénistes gynécologues). Que rien ne cadre. Que tout déborde. Qu’à être trop intégrée, la norme a muté en violence ordinaire qu’on s’impose, qu’on impose, qui suinte de partout mais qu’on ne voit plus tant on y est habitué, on en est habité.

Il y a dans Kerozene quelque chose de radicalement cruel. Cruauté efficace. Qui secoue. Réveille. « Ça lui avait fait l’effet d’une injection de jus de purin dans l’artère fémorale ». Qui montre tout – blessures, fêlures, brisures – ce qui nous constitue et qu’on trimballe partout. Même dans les chiottes à 50 centimes d’une station-essence. Une cruauté qui n’empêche pas de voir le côté attachant des connards et connasses. Autant que se donne à voir le côté dégueulasse des ingénu.e.s. La demi-teinte qu’on s’évertue à dissimuler mais qui crève l’écran.

Dans Kerozene, ce sont les 13 personnages qui font le récit par le jeu des relations qui se tissent entre eux même si cela ne dure que le temps d’un frôlement d’épaule à la caisse, au moment de payer ses M&M’s. C’est dans la relation et la difficulté d’être en lien que tout se joue. La succession des récits laisse au lecteur d’entrevoir comment les liens se tissent sur fond de révélations qui tombent au fur et à mesure, faisant sourire ou grincer des dents. Coup de cœur total pour la scène où Monica mange ses cerises au rythme des coups de reins de Loïc et Chelly : c’est du génie.

En définitive, Kerozene c’est l’histoire d’une vieille dame (Monica de La vraie vie), un soir d’été entre 23h12 et 23h14, sur cette aire d’autoroute, venant jeter un voile sur les treize arrêts sur image auxquels on vient d’assister (ceux qui ont raconté les travers de notre société, ses indécences, son invisibilisation) parce qu’elle s’en fout, elle qui s’apprête à reprendre le contrôle. Elle qui choisit sa fin. La fin.

Amélie Dewez

Lire aussi

Kerozene : rencontre avec Adeline Dieudonné sur Objectif plumes