Dotremont, poète d’avant les logogrammes

Christian DOTREMONT, Ancienne éternité & autres textes, Unes, 2021, 64 p., 16 €, ISBN : 978-2-87704-224-6

dotremont ancienne eterniteChristian Dotremont (1922-1979) eut plus d’une vie, au cours d’une existence foisonnante d’expériences et relativement brève : marquée tout autant par les privations, la solitude et la tuberculose (« la catastrophe » de son roman La pierre et l’oreiller, Gallimard, 1955) que par une effervescence de créativité poétique et plastique, dont on retient surtout la fondation du mouvement CoBrA en 1949 (réunissant originellement des artistes, peintres et poètes de Belgique, des Pays-Bas et du Danemark) et l’invention personnelle du « logogramme », fusionnant sur le papier idéogramme et calligraphie à l’encre de chine avec un texte poétique. Mais Dotremont, homme des compagnonnages et des complicités nécessaires quoique souvent orageuses, fut très tôt, dès l’âge de 17 ans, un poète surréaliste, qui noua dès 1940 des liens avec Magritte, Scutenaire, Ubac, et incarna pour un temps, avec Marcel Mariën, la nouvelle génération du surréalisme en Belgique.

Durant la Seconde Guerre, ce très éclectique et papillonnant jeune homme voyait à Paris Eluard, Picasso, Giacometti, aussi bien que Cocteau (ce qui ne lui attira pas que des amis), et n’hésitait pas à placarder la nuit, sur les murs de la ville, ses poèmes imprimés à bas coût. Polémiste, théoricien du surréalisme-révolutionnaire (cherchant alors son imprimatur auprès du Parti communiste), fondateur de CoBrA, animateur de revues (Les deux sœurs, Strates), organisateur d’expositions, plasticien seul ou avec d’autres, voyageur vers les terres nordiques et jusqu’en Laponie, Dotremont fut un amoureux de tous les mots – et un amoureux éperdu pour toujours. Ses Œuvres poétiques complètes, éditées par Michel Sicard (Mercure de France, 1998) comptent plus d’un demi-millier de pages, de celles dont la lecture bouleverse, tant par les émotions sensibles dévoilées, que pour l’incandescence sinueuse, à la fois légère et grave, de ses mots.

Aussi se réjouit-on de (re)découvrir ses premiers écrits poétiques, réédités en une élégante et mince plaquette aux Éditions Unes, dont le catalogue depuis 1978, dans le domaine de l’écriture contemporaine (de Paul Celan à Fernando Pessoa en passant par T.S. Eliot, Bernard Noël ou Charles Juliet), n’est plus à recommander. Le recueil s’ouvre sur Ancienne éternité (1940), qui fut le point de rencontre avec les surréalistes belges, et offre, ligne après ligne, en traits continuellement répétés et modifiés, le portrait d’une amante disparue. L’amour, chez Dotremont, sera toujours lié à l’absence, au manque, et à la perte, quelle que soit la femme dont il s’éprend.

Le souvenir ne tirait rien du puits, – rien que les sautillements de l’eau, – les scintillements d’une étoile, – l’ombre un peu fiévreuse encore, – bordée d’un peu de feu, – de l’ancien sommeil vivant, – où la joie n’avait compté – ni les points ni les chutes.  (La reine des murs, 1942)

L’homme est poète, certes, mais il semble bien qu’en ce bas monde cela ne soit pas suffisant pour retenir l’être aimé : « Or il neige et je l’aime et n’ai pas fini de brûler ».

Grand joueur du langage et amateur de farces juteuses comme des fruits mûrs, Dotremont est un troubadour bohème, échappé avec ses chansons de geste dans le 20e siècle, qui sait recréer avec humour les élans joyeux des étincelles partagées, la tristesse des allées et venues dans les cimetières, la sensualité des pieds nus glissant dans la neige sous un soleil orangé. Surtout, il aime passer d’un registre verbal à un autre de façon désinvolte, même lorsque le drame d’une rupture est bien là, et sans donner à son lecteur le sentiment qu’on change d’univers : on passe simplement d’une chambre à une autre, comme on passe de vie à trépas. Restent alors les mots, seulement les mots, dont il remplissait par liasses ses valises, parfois abandonnées pour de longs mois, ou perdues à jamais. Yves Bonnefoy, dont il fut à Paris l’ami dans l’immédiat après-guerre, rappelait que Dotremont, frayant de longue date avec les déconvenues, voulait pouvoir rire « avec un poignard dans le dos ». Et ainsi fit-il.    

Alain Delaunois