L’échappée escarpée

Un coup de cœur du Carnet

Neel DOFF, Keetje, préface de Marie Denis, postface de Thibault Scohier, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 358 p., 8,5 €, ISBN : 9782875685377

doff keetje espace nordNeel Doff (1858-1942), autrice d’une œuvre toujours crucialement d’actualité, n’a pas la reconnaissance critique et publique qu’elle mérite bien qu’elle suscite l’enthousiasme de fidèles lecteur.rices. Est-ce parce qu’elle est femme ? Qu’elle n’a pas grandi dans le milieu consacrant les grand.e.s écrivain.e.s ? Pourtant elle écrit, aussi bien, aussi justement, la misère du monde que les meilleur.e.s auteur.rice.s de non-fiction ou les romanciers (bourgeois) naturalistes.

Son talent de romancière prolétaire, elle l’a nourri et abreuvé de son enfance et de son adolescence passées dans la misère, des stigmates qui ont entravé son parcours d’adulte affranchie. De son don d’observation, de sa compréhension de la société, de sa culture aussi – mais pas de l’instruction, ainsi qu’elle le précise. De sa confiance dans le roman pour raconter la vie des plus démuni.e.s sans moralisme ni romantisme aucun. On s’attache à ses personnages, on souffre, rit, vibre, espère, désespère avec eux. On ne les oublie pas.

Je crois que l’imagination pour un écrivain ne consiste nullement à inventer de toutes pièces, mais à se recueillir dans le souvenir d’une réalité profondément éprouvée et à reformer cette réalité en la centrant autour d’un grand sentiment. (…) J’ai été trop et trop longtemps misérable pour avoir le romantisme de la misère. [1]

Alors, pour qu’après cet article vous n’ayez pas d’autre envie que de vous précipiter chez votre libraire, faisons comme si Keetje paraissait pour la première fois.

À la fin de Jours de famine et de détresse (Espace Nord), le premier tome du triptyque de la famille Oldema couramment désigné sous l’intitulé de « Trilogie de la faim », la narratrice, Keetje, troisième d’une fratrie de neuf enfants, commençait à se prostituer, sous l’œil approbateur de ses parents. Grâce à ses revenus gagnés à la sueur de son corps, elle apporte le pain quotidien, l’hygiène, la propreté à la maison ; et pour la famille miséreuse, ayant quitté Amsterdam et vivant désormais à Bruxelles, l’origine de l’argent importe peu. Seule l’adolescente en souffre et se révolte ; elle a toute sa jeunesse à vivre. Elle aurait pu continuer ainsi pour le bien-être familial mais elle a quelque chose en elle de différent, enfoui sous la misère : une beauté, une intelligence, un pouvoir de révolte et de séduction ; une envie de vivre. De ne pas se soumettre. Alors elle décide de ne plus se vendre, quitte à ce qu’ils meurent tous de faim.

Le pire était mes parents : ils avaient pris une telle habitude de la chose qu’ils la trouvaient toute simple…
Un matin, j’annonçai que je ne sortais plus. Mon père leva la tête.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que je ne veux pas, ma vie durant, être une putain… Si vous saviez ce que les hommes, qui ramassent des femmes exigent d’elles… Ils me donneraient beaucoup plus d’argent si je voulais m’y soumettre.
— Tu mens, canaille, hurla-t-il, tu inventes tout cela pour nous laisser crever de faim.
Et, marchant vers moi, qui me trouvais près de la fenêtre ouverte :
— Qu’est-ce qui m’empêche de te flanquer par la fenêtre ?
Je me dressai devant lui.
— Eh bien, flanquez-moi par la fenêtre, cela voudra mieux que de me faire continuer cette vie abjecte… Faites-le donc, ce serait fini du coup !

De se prostituer, il ne sera donc plus question. Keetje raccommodera des broderies, des tapisseries et surtout : posera pour des peintres. Si parfois on tente encore d’abuser d’elle, qu’elle peut s’offrir pour quelques francs à un jeune peintre dont elle s’est entichée, sa vie est bousculée, elle découvre la beauté de l’art. Une beauté qu’elle ne peut apprécier que par sa sensibilité. Il lui manque la culture pour que le saisissement soit total. La misère n’est pas seulement de vivre dans la faim, c’est aussi « être séparé de la beauté sous toutes ses formes par mille obstacles, dont la plupart son insurmontables. » Cette part de culture manquante va lui être offerte par Eitel, un jeune érudit, révolté et de bonne famille, qu’elle va aimer passionnément, qui l’aimera tout autant, même si, parfois, il ne peut s’empêcher de l’humilier. Pour elle, il bravera la loi qui veut que les pauvres aiment des pauvres, et les riches des riches. Il la transfère de classe, elle devient bourgeoise. Prend des cours de français pour acquérir l’orthographe, de diction pour effacer son accent hollandais, d’histoire, d’histoire de l’art ; elle a de nouvelles aspirations, veut devenir chanteuse, comédienne. En vain. On ne sort pas comme ça de la mouise, d’une vie commencée trop tard, d’une santé altérée. Et l’argent, et une nouvelle position sociale n’y peuvent rien, des choses laides et dégradantes d’acharnent sur elle. La honte aussi.

Keetje est un parcours de femme exceptionnel qui n’aurait probablement pu s’enclencher sans la lecture, la littérature. Elle lisait tout ce qui lui tombait sous les yeux, Keetje. Et elle est tombée en passion pour Les confessions de Rousseau, les romans de Dostoïevski. Avec Crime et Châtiment, elle ne s’est plus sentie seule au monde ; s’est identifiée au ridicule de Catherine Ivanovna, au sacrifice de Sonia ; a compris qu’elle sera toujours « secouée d’amour et de haine pour l’humanité ». Cette passion dévorante est aussi ce qui la séparera de sa famille. Dans la lecture, elle a cherché, trouvé des alternatives à la vie tracée pour elle. Une vie, où elle trouvera, après tant de pérégrinations, d’exaltations et de tristesses, une sorte d’apaisement dans un village perdu dans les bruyères à jouir de la joie qui l’environne.

Michel Zumkir


[1] Extrait d’une interview datée du 21 décembre 1929 reprise en fin du volume.