Sémir BADIR, Magritte et les philosophes, Impressions nouvelles, 2021, 172 p., 16 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 9782874498749
Voici, à propos de l’œuvre déjà largement étudiée de Magritte, un livre aussi original qu’informé, la conjonction des deux n’allant pas de soi. Son originalité tient à ce qu’il mène à bien l’analyse et l’interprétation, issues d’une enquête complète, de la « pensée en images » du peintre. L’information tient à ce qu’il s’appuie non seulement sur l’ensemble des tableaux de Magritte, mais tout autant de ses écrits et de ses lettres. Il montre de surcroît une connaissance des principaux commentaires déjà publiés[1]. Et il témoigne enfin d’un large savoir philosophique et sémiologique.
Cette pensée en images correspond sans paradoxe à la centaine d’ « idées », le mot est de Magritte, qui traversent ses tableaux, entre mille et deux mille. Mais ces idées, pour Sémir Badir, ne sont pas préalables à l’acte de peindre, elles surviennent au fil des images ou plus exactement de leur composition et de leur recomposition. La reprise, par Magritte, d’un même tableau ou d’une même figure dans un tableau, tel « Le jockey perdu » ou les multiples bilboquets, en fournit l’indice.
Pour autant, cette pensée en images est-elle hétérogène à la pensée en paroles ? Du point de vue de la réception d’un tableau, la réponse est évidemment négative : la confrontation qu’accomplit Badir avec Wittgenstein (mais réduit à son premier livre que le philosophe autrichien n‘a cessé de mettre en question), Sartre (mais l’absence n’est pas une négation, j’y reviens), Platon, Kant, Hegel, Nietzsche (mais l’interprétation de l’ « apparence » mérite discussion) et Foucault en est la meilleure démonstration. Cela rejoint l’épreuve de la perplexité, amorce du questionnement, que fait n’importe quel spectateur devant chaque tableau de Magritte. Mais du point de vue de la création (ou si l’on préfère, de la production) ? L’abondance des écrits du peintre comme son dialogue constant avec Scutenaire (qui a dû lui suggérer plus d’un titre de tableau) confirme s’il le fallait qu’aucune création dans un langage (d’images, de sons, de gestes, d’affects, d’actions, d’instruments, donc de couleurs et de lignes…) ne s’accomplit sans réflexions où le langage parlé joue un rôle essentiel – la réciproque pouvant devenir tout aussi vraie. Dans cette conjonction qui met en jeu le corps humain en tant que corps transformé de langages, chaque langage apporte une puissance spécifique. Il faut y insister, le livre de Badir montre, en particulier par l’examen aussi minutieux que révélateur des tableaux aux titres et/ou aux figures similaires, que les déplacements, les évidements et les substitutions dans l’image font progresser la pensée par l’image même, mais toujours en liaison avec la pensée discursive sur la peinture. Motif, entre autres, des réflexions théoriques de Magritte sur l’abstraction et surtout l’Impressionnisme dont il écrit : « la vue n’est pas seulement physique, elle est raisonnée ».
À preuve, l’enjeu de la négation. La pensée en images peut-elle affirmer une négation sans la pensée en mots ? L’enjeu est évidemment celui de la puissance évocatrice, inégalable, des images à distance négative de ce qui semble représenté. Mais ne touche-t-on pas là à la différence entre la pensée en images d’un lion qui constate l’absence d’une gazelle sans pouvoir accéder à une négation de son existence même et celle de Magritte qui peut nier et la représentation et l’affirmation d’une présence pour ce qu’il appelait le « mystère », un mot inimaginable, mais bien une expérience éprouvée dans sa peinture ? De quelle façon ?
Pour approcher de cette genèse de ce qui n’existe pas pour la sensation immédiate et habituelle, s’impose un détour par la négation. L’absence n’est pas la négation, encore moins la double négation qui soulève une existence inédite, une façon de signifier la présence insaisissable d’un mouvement, comme dans « l’impossible disparition », dite par Mallarmé de la danseuse Loïc Fuller. Mais, déjà dans la pensée en images de Magritte, qui ne voit que la négation n’est possible et n’ouvre la voie à une autre « ressemblance » que sur fond de représentations signifiantes affrontées ? Badir écrit à juste titre : « les images de Magritte expriment la négation lorsqu’elles sont le dépôt d’un regard qui les pense ou d’une pensée qui les regarde, selon le « non-être ». » Mais cette pensée de ce qui ne se voit pas au premier regard implique une reconnaissance exprimée qui passe par les significations, pas par des images brutes, afin de provoquer des dis-similitudes, ces visions improbables de choses incompatibles dans la vie courante sur les tableaux, des brisures de nos ressemblances habituelles que nous devons re-marquer pour les com-prendre autrement, en tant que « mystère » (et de quoi sinon de l’apparaître, de la genèse, du devenir…). Le passage par les mots fait partie de l’ensemble de la perception en question et de la négation qui se produit dans nos pensées. Pour une négation ou une question, l’assomption de l’image ne dépasse en force les mots que par la transition d’une signifiance, entre connu et inconnu, où ceux-ci interviennent explicitement ou implicitement.
Ainsi, la compréhension sensible et intelligible du peintre et en particulier de sa seconde manière, à partir des années quarante, plus matérielle et surtout plus lumineuse, mais pas vraiment « instinctive », reçoit de Magritte et les philosophes un apport décisif qui centre à juste titre la perspective de lecture de ses œuvres sur cette pensée en images. Il ne faudrait pas pour autant la faire entrer dans une tentation, contemporaine trop contemporaine…, de négligence du langage dans sa réflexion génératrice en paroles, une tentation de misologie sous-tendue par une antiphilosophie dont tout ce livre constitue la réfutation en acte.
Éric Clémens
[1] À l’exception regrettable du tracement phénoménologique, essentiel pourtant car il introduit à la genèse aussi physique que mentale du tableau crucial « Les liaisons dangereuses », par Max Loreau dans La peinture à l’œuvre et l’énigme du corps, Gallimard, Paris,1980, p. 255-269.