Irène KAUFER, Dibbouks, Antilope, 2021, 224 p., 18 €, ISBN : 978-2379510502
Les éditions de l’Antilope, dont la ligne éditoriale se concentre autour de « textes littéraires rendant compte de la richesse et des paradoxes de l’existence juive sur les cinq continents », accueillent dans leur catalogue le nouveau roman d’Irène Kaufer. Dibbouks, un texte singulier autour des identités.
« “Il ne faut jamais en parler à ton père, c’est trop douloureux”, disait ma mère. “Ne dis rien à maman”, disait mon père, souvent, pour des broutilles. Ils avaient bâti l’un autour de l’autre un filet de protection qui, avec le temps et l’âge, s’était durci en un mur infranchissable, surmonté de tessons de bouteilles et entouré de plusieurs rangées de barbelés. » Le silence derrière lequel peuvent se murer ceux qui ont connu l’horreur, dernier rempart pour la survie, a des revers parfois dévastateurs : « Ils voulaient se protéger de la souffrance et ils se sont privés de vie. » Le père de la narratrice, Shmuel, survivant de la Shoa, a réchappé à onze camps. À l’époque de sa déportation en 1942, ce jeune Polonais était papa depuis peu ; la dernière image qu’il a gardée de sa famille, celle qu’il fait revivre douloureusement dans un geste de bercement quand il l’évoque, est celle de son enfant, Mariette, dans les bras de sa mère.
Après la tragédie indicible, le retour et la rencontre avec Erna : « Quand on lui demandait ce qui lui avait permis de survivre, il répondait simplement : Un hasard. J’ai eu de la chance. À Cracovie, il a retrouvé une cousine […]. Elle avait perdu son mari, son père, sa sœur, tous assassinés, elle aussi avait “eu de la chance”. Et voilà, le résultat de tant de chance, c’est moi. » Ces mots de la narratrice révèlent l’esprit particulier de l’entreprise textuelle de Kaufer, à savoir retracer, avec une distanciation presque légère – typique de l’humour juif dont l’autrice se réclame –, une histoire familiale peuplée de vides et de fantômes. Certains d’entre eux s’incrustent même dans le corps de vivants et deviennent alors des « dibbouks ». Selon la psychorabbine Solange W., la narratrice serait d’ailleurs elle-même habitée par sa demi-sœur Mariette, ce qui expliquerait pourquoi depuis toujours elle doute de sa propre incarnation et lutte contre la sensation d’être sur le point de disparaître.
Suite à cette révélation psycho-ésotérique, la narratrice entreprend une quête des origines, au cours de laquelle elle cheminera dans des univers parallèles, à la fois plausibles et improbables, où d’autres versions de chacun auront mené leur propre existence, à l’intersection d’un passé réparé et d’un présent réinventé : « Et si vous existiez toutes les deux ? […] Est-ce que vous pouvez envisager cette possibilité ? » Elle explorera le champ des possibles et, en route, rencontrera (in praesentia ou in absentia) de nombreuses personnes (parents, amis, inconnus).
Dans son roman aux accents biographiques et au souffle personnel, Irène Kaufer embarque le lecteur dans un vertigineux voyage, où il est inutile de vouloir démêler le vrai du faux, même si la parole, le témoignage, l’échange et le récit demeurent essentiels, au cœur de l’intention. Mais, au fond, l’enjeu est ailleurs : avec dérision et conviction, il s’agit pour l’autrice de « mettre les maux en mots »…
Samia Hammami