L’étrange cas du Dr Jacobs et de Mr Mortimer

Un coup de cœur du Carnet

Benoît MOUCHART et François RIVIÈRE, Edgar P. Jacobs, un pacte avec Blake et Mortimer, Impressions nouvelles, 2021, 380 p., 24 €, ISBN : 978-2-87449-890-9

mouchart edgar p. jacobsLes duettistes Mouchart et Rivière ont-ils offert aux icônes BD Jacobs, Blake et Mortimer, une biographie définitive ? Elle enchante, des allures d’Atlantide émergée, de chronoscaphe en location, d’Espadon fendant les airs et les ères, de Grande Pyramide aux chambres secrètes. Qu’il s’agira de décrypter et de marquer, sans doute, d’un coup de craie rageur.

Sous la pierre de l’édifice…

Au-delà d’une vie étudiée sous toutes ses coutures (mariages, absence d’enfants, relations avec les collègues, etc.), d’une exploration des méandres de la création (influences, emprunts, collaborations, évolutions, ambitions et impasses) ou de son devenir (suites posthumes, etc.), Rivière et Mouchart questionnent sur la nature faustienne du pacte créatif, ses affres. Le bonheur, une adéquation à la vie, apparaît en filigrane. La manière dont beaucoup s’obstinent à refuser le lâcher-prise, l’abandon aux élans positifs. Comment se satisfaire de ce qu’on est, de ce qu’on a sans sombrer dans la médiocrité ? Comment savourer l’instant présent tout en s’ouvrant à l’amélioration permanente, aux défis nouveaux ? Comment être au monde idéalement ? Ces interrogations essentielles perforent celle de départ. Pourquoi Jacobs (1904-1987) a-t-il si peu produit ? Huit aventures (en onze albums) de ses héros emblématiques dont la dernière (Les trois formules du professeur Sato) est achevée par un tiers (Bob De Moor), dont les deux dernières (il faut déjà inclure L’affaire du collier) sont des coquilles vides ?

Derrière la légende et les apparences

D’autres livres avaient écorné la mythologie jacobsienne. L’homme était à mille coudées de l’image imposée par la photographie de ses quatrièmes de couverture ou son pseudonyme Edgar (sans « d ») P. Jacobs. Loin d’être un gentleman british ou un professeur d’université, Edgard Pierre Jacobs était un ketje de Bruxelles extraverti, gai luron, entre Haddock, pour la distraction et les éclats, et la Castafiore, pour l’obsession du chant lyrique, la vanité, etc. Qui plus est, incapable de parler anglais ! À croire que le sérieux de l’œuvre s’était réalisé à son insu…

D’élargir la focale confère a contrario à notre héraut un statut de héros romantique. Dès son enfance, Edgard est solitaire, dévalorisé par rapport à un frère plus âgé, tel un Balzac, un Simenon. Ses débuts dans la vie sont aléatoires (scolarité médiocre, échecs de son premier mariage ou de sa carrière de chanteur lyrique) et la fin de son existence ramène au gris foncé des origines : il « erre comme un zombie dans une maison vide et en désordre » et meurt « d’épuisement, de solitude et de désespoir ».

Entre ces deux extrêmes (prologue et épilogue), il y a les actes ou les chapitres d’une vie (riche en amours et en amitiés), d’une carrière (qui renverse la perception d’un nouvel art, lui donne ses lettres de noblesse) orgueilleuses, exaltantes.

Le « bon génie » du génie

Avant de croiser Jeanne, la femme de sa vie, Jacobs, très tôt, dès les bancs, croise l’homme de sa vie. Et de sa carrière ! L’« ami Jacques ». Encore un trait très romantique : la sororité d’âme. Grâce au frère-ami, la marginalité d’Edgard se fait dandyesque, classieuse : ils lisent, courent les musées, les cinémas ; ils se passionnent pour la science-fiction, l’histoire, l’art, l’ésotérisme, etc.

Jacques ! Ce livre rend hommage à une figure trop longtemps occultée (parce que poursuivie pour incivisme à la Libération) : Jacques Van Melkebeke. Celui-ci a écrit, co-écrit, co-inspiré tant de merveilles de l’Âge d’or de la BD belge : les premiers Corentin (de Cuvelier), les Hassan et Kaddour (de Laudy), les… Tintin et les Blake et Mortimer, entre autres. Son rôle dans la formation puis les créations d’Edgard est copernicien. Et si l’on ajoute qu’il l’a présenté à Hergé, qui l’embauchera pour la refonte de ses Tintin (mise en couleur, décors plus réalistes, etc.) et le précipitera ainsi dans une nouvelle carrière…

Au commencement était le Verbe

Emporté par la lecture de la biographie, on replonge illico dans les albums, leurs mystères d’aval et d’amont. Et une évidence s’impose : il y a d’abord un texte, très écrit en dépit de ses naïvetés ou de son suranné :

Les jambes molles, Mortimer se laisse glisser à terre. Mais il pousse aussitôt un cri d’effroi ! Coincé tout de guingois contre un arbre providentiel, l’appareil surplombe dangereusement une immense lagune aux eaux stagnantes d’où monte une violente odeur d’humus et de pourriture…  (Le piège diabolique)

Au-delà du récit, ou à sa source, le texte envoûte le lecteur, le prend par la main pour lui assener, en contrepoint, des images ou des scènes, d’une force d’imprégnation sidérante, souvent apocalyptiques. Loin de la légèreté habituelle des BD de nos enfances, les Blake et Mortimer initient au roman et à la peinture, apprennent à lire et à observer, à douter du monde qui nous entoure :

(…) le commentaire permanent de l’action, qu’il soit redondant ou complémentaire des dessins, n’a sans doute pas d’autre fonction que de réaffirmer la voix de l’auteur, deus ex machina pour qui, toujours, au commencement, était le Verbe

Jacobs, un auteur postmoderne ? C’est l’analyse des biographes :

(…) chacune de ses œuvres recèle une foule d’influences littéraires, graphiques et cinématographiques qui témoignent de sa culture en même temps que de sa faculté à reconstruire, par son sens aigu de l’esthétique maniériste, un univers personnel, en dépit des saturations référentielles qui le traversent. 

Benoît Mouchart et François Rivière informent, émeuvent, font réfléchir. Et Edgar P. Jacobs, un pacte avec Blake et Mortimer en réalise la prophétie : on s’immerge dans Le secret de l’espadon, Le mystère de la grande pyramide, La marque jaune, L’énigme de l’Atlantide, S.O.S. météores ou Le piège diabolique. Une œuvre passerelle enchâsse notre lecture/quête dans une autre.

Philippe Remy-Wilkin