Joëlle SAMBI, Caillasses, Texte liminaire de Lisette Lombé, Illustrations Maïc Batmane, Arbre de Diane, coll. « Les deux sœurs », 2021, 120 p., 12 €, ISBN : 9782930822198
Sur la frontière entre Bruxelles et Kinshasa, entre l’oralité et le geste écrit, entre poétique sauvage et politique militante, Joëlle Sambi se tient, dressant une scène nomade, électrique où, portés par un vœu performatif, les mots font lever des corps. C’est de l’intérieur des oppressions séculaires, du creux d’une Histoire de sang et d’humiliations dans laquelle la Belgique et l’Occident ont plongé le Congo que les poèmes, les slams, les nouvelles, les créations radiophoniques de Joëlle Sambi s’arrachent. Au fil de trois rounds poétiques, scandés par des trouées de lingala, les registres de la colère, de la déclaration de guerre à la guerre, d’un cri collectif, d’un érotisme lesbien sont explorés. Sous la forme de l’explosion, d’une parataxe décapante, elle mène de l’ombre à la lumière ceux et celles qu’on a enfermés dans l’inexistence, les badigeonnés de silence.
Pour se réapproprier nos corps, nos langues, nos territoires, les mots griffent l’espace du pensable, du concevable. Montant du ventre, des zones d’exclusion, les phrases-percussions de Joëlle Sambi se cabrent, grondent, s’encolèrent, se dégoupillent, grenades et lionnes, avec comme horizon la création d’une instance d’énonciation collective. L’écriture remonte les fleuves de la douleur, des plaies à l’âme, des violences racistes, homophobes, des peines séculaires.
Poitrines rugissantes de colère
Nous sommes la foudre
De petites gens, couleur suie
Nous sommes la colère
La lumière de la lame qui brille dans la nuit
Nous sommes le sang
Les minerais que l’État belge a arrachés à la terre du Congo, l’uranium, le cobalt, le cuivre que les colons d’alors, les nouveaux colons d’aujourd’hui exploitent deviennent des caillasses, des pierres verbales concassées que Joëlle Sambi fait pousser dans la terre des parias.
« Toko niata bino lokola kayansa On vous écrasera et vos corps seront caillasses ».
Le recueil Caillasses retourne les blessures, les destructions subies en arme poétique. Les corps des sans-papiers, des migrants, des gitans, des LGBT+ ne se conformeront pas au devenir-caillasse que le système leur réserve. Sous la lave des mots qui bâtissent une communauté de désirs et de luttes, on s’étonne de ne pas trouver les grands damnés de la terre, les sacrifiés absolus, les tribus de non-humains, les peuples animaux exterminés, de ne pas entendre l’alliance entre exclus, au-delà du principe anthropocentré qui nous mène à la ruine. On pointera aussi l’activation d’un paradoxe devenu hégémonique dans la pensée militante LGBT+, à savoir la construction d’un « nous » essentialisé. L’essentialisation de catégories — fussent-elles présentées comme nomades, dynamiques — porte en elle le risque d’un conformisme des minorités, le danger de ressembler à ceux qu’on combat, de reproduire, en les inversant, en les déplaçant, des rapports de force, des exclusions. Le poème « Not all men », on le prolongera par « Not all women », et, sous une autre guise, « Not all sisters ». Nous ne sommes pas toutes des sœurs. Rien de commun en partage avec des « sœurs » ennemies épandant des mélodies fascistes, des chardons de conservatisme puritain et de haine.
S’écrire, c’est faire remonter dans le col de l’Histoire les voix des êtres qu’on a tus, rassembler les tumultes, les effrois, arracher les mottes de terre qui bâillonnent les bouches, opposer aux charniers des mots-soleil, des mots qui coulent, qui giclent, rêves de cyprine, de corps de filles enlacées. Slameuse, Joëlle Sambi déconstruit les normes, toutes les normes, genrées, patriarcales, linguistiques, politiques, elle ravage l’étatique par des flux qui bousculent le français par le lingala, le continu par le fragmentaire, le présent par le passé. Elle tamponne les régimes officiels du dire, du penser et du vivre, dépeuple et repeuple les mondes, secoue la syntaxe, réveille l’enfance, les mémoires qui saignent, repère et dynamite les postures postcoloniales qui refleurissent autrement, hypocritement. Son écriture est tripale et charnelle, archéologique et incantatoire. Elle migre vers des corps jouissants, ausculte les battements de cœur, d’orgasmes, les flux et reflux du désir.
Je serre les jambes, elle les écarte et défait le zip de son jean, glisse difficilement ses doigts et me trouve. Instants suspendus. Sa langue enroule la mienne. Tandis que mon clitoris se gonfle de plaisir, déjà prêt à expirer. Je mordille ses lèvres, embrasse son cou, caresse ses cheveux
La langue-caillasse est une danse hantée qui défait le zip des broyeurs de vie et qui murmure « je t’aime », « na lingi yo » à ses possibles, à ses devenirs.
Véronique Bergen