Roger BODART, Origines. Poésies complètes, Samsa, coll. « Les Évadés de l’Oubli », 2021, 431 p., 30 €, ISBN : 978-2-87593-342-3
Roger BODART, Dialogues. Europe, Afrique, Amériques, Israël, Samsa, coll. « Les Évadés de l’Oubli », 2021, 255 p., 24 €, ISBN : 978-2-87593-340-9
Aidé par Florence Richter et François Ost, Christian Lutz réédite en deux épais volumes une part notable des écrits de Roger Bodart, écrivain, journaliste, personnage-clé de notre milieu littéraire (1910-1973). Curieusement intitulé Origines, le premier rassemble les neuf livres de poèmes publiés entre 1930 et 1968, à quoi s’ajoutent deux recueils posthumes et des extraits de presse. Se trouve ainsi mis en lumière, avec ses faiblesses et ses réussites, ses constantes et ses innovations, le parcours du poète en quarante-trois ans d’écriture.
Au vrai, il ne s’écarte guère d’un classicisme dix-neuvièmiste, sur le plan des thèmes autant que celui des formes. Les poèmes des années 1930 sont dominés par un égotisme de bon aloi, dans une version diariste plutôt que rimbaldienne : nostalgie de l’enfance, réminiscences rurales, imprégnation religieuse, aspiration juvénile à l’Absolu, émerveillement amoureux, deuil du père tôt disparu, appréhension de la mort. Si la crainte et même l’anxiété ne sont pas absentes de ces évocations lyriques, la sacrosainte unité du moi et celle du monde ne sont jamais mises en cause, pas plus que la conception étroitement communicative de la langue, la versification privilégiant de son côté le vers régulier, la rime, la structure en strophes.
Si leur facture offre le même caractère convenu, les recueils suivants ne manquent ni de délicatesse, ni de bonheurs d’expression, ni d’émotivité. L’auteur, visiblement, est un être animé d’une intense vie intérieure. Préfaçant La tapisserie de Pénélope (1946), il tente de définir la poésie comme une interrogation sans cesse déçue sur la vie, une intuition totale de l’être nourrie par le vécu et la mémoire, « l’art de relier l’homme au Grand Tout ». Se référant à Rilke, à Ronsard, il plaide pour une poésie « pleine » qui tendrait à la vérité, au ton juste, au meilleur de nous-mêmes. Les recueils suivants manifestent le même idéalisme, le même traditionalisme assumé, frisant souvent le prosaïque. « Il y a longtemps que chez R.B. le moraliste lutte avec le poète », écrit Marcel Thiry à propos du Nègre de Chicago, Albert Ayguesparse soulignant « plusieurs passages où l’on retrouve les angoisses majeures de notre temps ». Bodart semble décidément voué à une poésie penseuse quand parait La route du sel (1964) : imaginaire du vertige et du dédoublement, de la cruauté et de la sexualité, écriture discontinue, formules lapidaires… mais retour final au style classique pour un bilan existentiel désenchanté. Manifestement, l’auteur a subi l’influence éphémère d’un écorché vif – l’épigraphe du recueil est empruntée à Antonin Artaud. Les derniers recueils renouent en effet avec le style accoutumé, le poète s’interrogeant sur son identité profonde et son impénétrable destin : « cette psychogenèse par le chant fut l’art royal auquel le poète voua sa vie », écrit sa femme romancière.
Le second volume de la réédition, Dialogues, regroupe trois essais : Dialogues européens (1950), Dialogues africains (1952) et Mes Amériques (1956), suivis d’un article de 1952 sur Israël. Ces textes de réflexion sont donc de vingt ans postérieurs à l’entrée en poésie. L’auteur y confronte Montaigne, Pascal, Shakespeare, mais aussi des auteurs et des philosophes du 20e siècle. S’il fait œuvre intelligente de littérature comparée, il mène simultanément un réquisitoire contre l’esprit de clan. « L’homme-qui-n’adhère-pas est suspect aux yeux de tous. Adhérer n’est cependant pas nécessairement une vertu », écrit-il, prenant position dans la controverse – vive en ces années-là – quant à l’engagement des écrivains et des artistes. À l’exclusion de doctrines comme le marxisme ou le surréalisme, Bodart est curieux de multiples courants littéraires ou philosophiques, passés ou présents, recueillant les apports qu’il juge les plus pertinents. Cet éclectisme généralisé traduit un grand désir : transcender clivages et polémiques, ne laisser échapper rien d’humainement précieux, éviter toute rancœur, atteindre de la sorte une sagesse supérieure sans restriction à priori, et sans élaboration de quelque système conceptuel.
Une telle disposition d’esprit s’épanouit dans l’essai sur le Congo, à la fois récit de voyage, décryptage de la mentalité africaine, réflexions sur le colonialisme. Comme on le verra dans Mes Amériques, les conversations sont désormais mises en avant, le monologisme des débuts faisant place à l’écoute et à l’échange. À la fin d’une soirée de chants katangais, l’auteur, écrit-il, a intensément ressenti « la profondeur de la condition humaine qui nous unit par-delà toutes les différences qui nous séparent », formule dont on note l’idéalisme très consensuel. Pourtant, Bodart n’est ni paternaliste, ni ethnologue. C’est un homme sensible, ouvert, qui voudrait se dégager de tout préjugé européen, s’imprégner de la culture bantoue dont il retire peu à peu une leçon de vie empreinte de religiosité. On peut s’en étonner, lui qui a fait ses études à l’athénée et à l’U.L.B. Or, d’un père athée et d’une mère catholique – comme son épouse Thérèse –, il est constamment attiré par diverses formes de spiritualité, anciennes ou actuelles, quoique sans y adhérer : pour lui, il existe au-delà du rationnel une dimension difficile à définir, mais sans laquelle la condition humaine serait infirme.
Apparemment plus anecdotique, Mes Amériques relate un voyage aux U.S.A. où l’auteur, une fois de plus, est attentif aux propos tenus, aux signes, aux mentalités qui transparaissent. Avec ce relativisme qui lui est cher, il souligne de manière insistante les contrastes Blancs/Noirs, chrétienté/judéité, États-Unis/Europe. Évoquant les premiers colons du Mayflower, il note que « leur fanatisme se nommait dissidence, ce qui est un des noms secrets de la liberté ». Une pensée semblable anime les Dialogues israëliens, où la réflexion est aimantée par le spectacle de Jérusalem, son histoire, l’antagonisme qui s’y expose entre division et unité… Sans conteste, c’est dans l’essai que Bodart trouve sa pleine mesure : cartésien, cultivé, il aime communiquer et dialoguer, comme le prouve la grande aisance, disons même le charme de son écriture. Ses Dialogues n’en offrent qu’une vue partielle, puisqu’il a également publié une trentaine de monographies, à propos de M. Thiry, Ch. Plisnier, E. Dubrunfaut, I. Iankelevici, etc. Aussi est-il regrettable que le volume ne comporte pas de bibliographie. Il n’empêche : ce cocktail de curiosité, de savoir, d’altruisme et de tolérance conserve aujourd’hui un grand pouvoir de séduction.
Daniel Laroche