Björn-Olav DOZO et Dick TOMASOVIC, Dark Vador, à feu et à sang, Impressions nouvelles, coll. « La fabrique des héros », 2021, 140 p., 12 €, ISBN : 978-2-87449-905-0
Déjà, le nom ! « Dark Vador » en français, une traduction qui n’est pas trop bancale : George Lucas, le créateur du personnage, a confessé avoir construit le nom « Darth Vader » en écho à l’idée d’un « père sombre » (« Dark Father » en anglais).
Ensuite, l’apparence :
(…) surhumaine, ténébreuse et menaçante, sa voix basse exprimant perpétuellement une colère qui gronde, le bruit lourd et métallique de sa respiration artificielle (…).
Dark Vador ! Y a-t-il quelqu’un dans l’avion du Carnet et des Lettres belges pour ignorer le troisième « plus grand méchant de l’Histoire du cinéma » (selon l’American Film Institute), l’icône absolue de la franchise Star Wars/La guerre des étoiles, célébrissime trilogie de trilogies ?
La première [NDLR : les films sortis en 1977, 1980 et 1983] a radicalement bouleversé l’industrie cinématographique, ouvrant la voie royale à un grand cinéma populaire, destiné prioritairement à un nouveau public, plus jeune et en recherche tant de nouvelles sensations audiovisuelles que de mythologies actualisées.
J’en étais ! Comme nos deux auteurs. Qui, enseignants à l’université de Liège, ont ce double mérite de maintenir vivant en eux l’enfant d’hier et de braver le « manque de légitimité » de la saga (neuf films et des produits dérivés) face au « discours institutionnalisé et universitaire ».
« Manque de légitimité » ? A priori. Adeptes du décloisonnement et d’une discrimination plus subtile, Dozo et Tomasovic envisagent la saga comme « une production cinématographique ambitieuse et importante », animée par un souffle, une orchestration (le cinéaste George Lucas est à la barre, il cadre et recadre les apports de ses équipes, des allures de démiurge). En un mot, par un « respect » du cinéma populaire et du public. Car il s’agit de combler un vide, de répondre à une attente, une nécessité d’actualisation du « grand schéma épique », « des motifs mythologiques et légendaires », qui existent de tout temps (voir les vagues Harry Potter, Le seigneur des anneaux, Game of Thrones). À tel point que la lecture de Dark Vador élève une question cruciale : la grande littérature n’a-t-elle pas trop souvent déserté la chair ou les tripes, voire même l’inconscient qui l’ont fondée il y a des milliers d’années, de L’épopée de Gilgamesh à La genèse, L’odyssée ?
Au centre de l’essai des duettistes Tomasovic/Dozo, Dark Vador s’avère une figure éminemment paradoxale. D’une puissance surhumaine, il n’est qu’un pion de l’empereur Palpatine. Incarnation du Mal absolu, il est l’Élu, « né sans père et d’une mère martyre », qui, un jour lointain, va rétablir « l’équilibre et la paix dans la galaxie ». Au-delà d’une trajectoire atroce (de sa déchéance progressive jusqu’à sa première mort, en passant par son règne de feu et de sang), son destin est « messianique et sacrificiel », une rédemption suivra sa passion.
La lecture est luxuriante, très dense derrière une apparence ludique. Les auteurs vont évoquer des enjeux esthétiques, idéologiques, historiques, économiques. Mettre en lumière une « mise en forme lisible, sophistiquée et spectaculaire », recourant à des accessoires très signifiants (casques, respiration du « mort-vivant »), des variations sur des mythes universels (Prométhée, Frankenstein, Œdipe), des questionnements sur l’hybridation, l’identité, le lien du sang, l’amputation ou la destruction des corps, la sexualité. Que reste-t-il d’humain dans le cyborg Vador ? Est-il encore relié à ses enfants Luke Skywalker et Leia Organa, héros de la résistance ? Est-il retranché du désir ? D’un grand mal peut-il naître un grand bien, qui le justifierait ?
Une perspective policière se faufile à travers l’analyse et l’euphorise, quand il s’agit d’amasser une foule d’indices, d’ouvrir une foule de pistes, de conjuguer plongée sentimentale dans le passé et jeux intellectuels. Jusqu’à nous asséner une fulgurance : Vador, apparu en 1977, est une extraordinaire anticipation des phénomènes (complotisme, radicalisme, rejet des élites et des experts, attraction pour un pouvoir fort) qui nous submergent aujourd’hui, lui qui, dès le départ, recherche dans l’Empire (et sa tyrannie sanglante) un « monde sans compromis », où « toute forme d’indétermination » est éliminée, « toute forme de nuance ». Plus tard, ses propos seront édifiants :
Je ne crois pas au système. (…) Moins de discussions, plus d’action.
Dark Vador ? Un livre tonique ! Une coupe de champagne, un Pommery et ses bulles !
Philippe Remy-Wilkin