La critique hors des marges

Philippe LEUCKX, Les entrelus de Philippe Leuckx aux hautes marges, Coudrier, coll. « À cœur d’écrits », 2021, 183 p., 22 €, ISBN : 978-2-39052-019-1

leuckx les entrelusSecond volume publié dans la jeune collection « à cœur d’écrits » lancée par les éditions Le coudrier, ces « entrelus » du critique et écrivain Philippe Leuckx font suite au premier recueil de textes publiés par Jean-Michel Aubevert. Le pari de cette initiative est à souligner puisqu’il s’agit ici de rassembler sous forme d’anthologie, des textes critiques d’auteurs qui rendent hommage à leurs confrères et consœurs en proposant une lecture intime et personnelle de leurs œuvres.

Forcément subjectifs, les choix proposés ont néanmoins le mérite de dresser une cartographie de textes d’auteurs belges qui invite le lecteur à suivre les sentes parfois peu connues de notre littérature. Outre la promotion de nos lettres et l’incitation à découvrir de nouvelles plumes par le biais du regard que pose l’auteur-chroniqueur sur ses contemporains, la collection invite indirectement à repenser la question de la critique littéraire comme genre à part entière.

À rebours d’une tradition qui tend le plus souvent à ériger une frontière imperméable entre l’écrivain et le commentateur, certains travaux récents, notamment ceux de Florian Pennanech[1] , ont permis de penser une poétique du texte critique. Dans cette dynamique, le projet des éditions Le coudrier de rassembler ce type de production constitue sans nul doute une aventure originale qu’il conviendra de suivre. Au-delà de l’enthousiasme dans le partage des livres évoqués, cette collection permettra peut-être de mieux cerner ce pan particulier de l’écriture, aux confins de la littérature. Dès lors que cette critique est envisagée comme écriture littéraire, d’autres strates peuvent affleurer, dépassant en cela la simple évocation des textes suggérés, commentés. Des textes qui parlent d’autres livres mais qui deviennent eux-mêmes œuvre littéraire à partir du moment où celle-ci participe de cette  intériorité de l’auteur ainsi que de son rapport à l’écrit, à la poétique, à la littérature en général.

Les « entrelus » que partage Philippe Leuckx sont des textes poétiques parus entre 2009 et 2019, pour la plupart édités en Belgique. Quarante-deux recueils écrits par trente auteurs pour un volume d’environ deux cents pages. Chaque chronique s’accompagne d’une reproduction de la couverture du livre traité, d’une brève présentation de l’auteur ainsi que d’une bibliographie. La mise en page est claire et sobre même si on peut regretter le côté « syllabus » pédagogique et anthologique. Un texte plus fluide assurant une transition entre les recensions aurait peut-être permis de donner à l’ensemble un aspect plus buissonnier. Peu importe, les textes rassemblés ici prennent le pouls d’une production riche et variée qui témoigne assurément de la vivacité de notre paysage poétique contemporain. La grande diversité d’auteurs et d’écritures suggérés permet au lecteur, même novice, de se faire une idée précise de la langue de tel auteur et ainsi de s’orienter dans ce dédale d’individualités.

Un fleuve charriant des langues et des écritures hétéroclites qui ouvre sur un estuaire de mondes à découvrir. Même si certains affluents rugissent plus que d’autres dans le réseau fluvio-littéraire de l’écrivain-critique à l’instar de l’irrégulier et vénéneux David Besschops auquel Philippe Leuckx consacre une dizaine de pages qui donnent d’emblée l’envie de lire Trou commun ou Placenta (ce que nous recommandons aussi vivement, nous plaçant ainsi dans les pas du dénicheur Leuckx).

Écoutez cette langue folle de Besschops […] Le style !Voyez-vous ça ! […] une des langues poétiques des plus originale qui contrevient ici pour le pire […] métaphores fulgurantes, à la texture d’une fluidité d’invention à faire pâlir les plus grands, des poèmes à l’humour noir […] Mi Moreau mi Michaux, Besschops crève les conventions, invente un style […]

Si l’écriture critique se met ici au service du texte lu, elle en dit presque autant de l’auteur lui-même, de ses attentes, de ses propres frémissements, de sa poétique. Le commentateur redevient écrivain et éclaire en quelque sorte le poète qu’il est aussi. Mais c’est au lecteur en définitive de se prendre au jeu quand, au fil des pages, il tente lui-même de comparer, d’associer, selon une géographie et une filiation personnelles, certains des auteurs abordés. Ceux qui ont pour noms Dugardin, Donnay, Ganz, Lison-Leroy, Logist, Noullez, Warrant, Wautier et tous les autres qu’il vous reste à découvrir en suivant les chemins que propose de suivre Philippe Leuckx.

Rony Demaeseneer


[1] Florian PENNANECH, Poétique de la critique littéraire : de la critique comme littérature, Seuil, coll. « Poétique », 2019.