Luc Dellisse, de part en part

Un coup de cœur du Carnet

Luc DELLISSE, Belgiques. Cet éternel retour, Ker, 2021, 137 p., 12 €, ISBN : 9782875863034

dellisse belgiques cet eternel retourPoète, romancier, essayiste, entré depuis peu à l’Académie royale, mais avant tout esprit souverainement libre, traqueur impénitent de sa propre existence, épris de grâces fugaces et de moments intenses – ces seuls cadeaux que nous tend le hasard – Luc Dellisse s’invite en nouvelliste dans la collection « Belgiques » des Éditions Ker.

Au gré d’un subtil montage composé d’épisodes marquants par leur étrangeté, de croisements et de rencontres, de malaises minuscules ou de frissons majeurs, Dellisse circule d’une année à l’autre entre la fin des sixties et le passé le plus immédiat. Il part à la rencontre du jeune homme qu’il est d’ailleurs toujours, vu qu’il n’est aucun poursuivant plus difficile à semer que sa propre ombre. Un promeneur de cette trempe-là ne peut se contenter d’un seul Doppelgänger, il s’offre alors le luxe de les multiplier, un pour chaque chapitre. Tel qu’en lui-même, et éternellement changé, Dellisse, refusant de rester captif d’un présent qui n’est jamais qu’affaire de décor, traverse sa vie de part en part.

Ses phrases affûtées tranchent dans le vif du sens et de la sensibilité. Son style ? Rien de tel pour le décrire que de convoquer chaque intitulé des nouvelles rassemblées en ces pages : un Miroir mobile, Farouche, renvoyant À mots couverts l’image d’un Desperado, qui se prête un Cœur de pierre et ne se sent à l’aise que dans l’Atelier de la mémoire

À revisiter ainsi son passé, forcément, on dérange quelques fantômes. Celui du Commandeur, soit l’insondable ex-beau-père, qui vous demande « Tu te crois immortel ? » et à qui on répond d’un menteur : « Non, non ». La Gorgone d’une harceleuse patentée, venue sonner à votre porte en pleine nuit de tempête pour tenter une ultime approche. L’ancienne épouse, qui préfère se dresser devant vous en spectre plutôt que de vous téléphoner, pour vous annoncer qu’elle est passée « outre-là ». L’Ami Jacques (le prénom n’a pas été changé) avec qui on parlait de l’essentiel, c’est-à-dire du fugitif, et qui en faisant faux bond, a creusé un grand trou dans la suite des jours.

Le nouvelliste s’est-il trop livré, en encrant des scènes intimes, en gravant ses compulsions et ses fièvres, en s’indurant ici pour mieux s’avouer faible là ? Non, jamais d’outrance sous sa plume ; juste une profonde pudeur qui s’autorise la délectation de lever le voile, par amour du risque.  À chaque page qui se tourne, Luc Dellisse se rappelle, et nous rappelle du même coup, que la seule mission de l’écrivain authentique est de dire « le temps et le sang avec une force implacable ».

Frédéric Saenen