J’ai deux pays et plus encore de racines

Tuyêt-Nga NGUYÊN, Belgiques, Ker, 2021, 102 p., 12 €, ISBN : 9782875863072

Tuyêt Nga Nguyen BelgiquesNée au Nord Viêt-Nam, Tuyêt-Nga Nguyên a grandi dans le Sud. En exil, elle a trouvé chez nous un pays d’adoption alors qu’elle est venue faire ses études à Bruxelles et elle y est restée, non sans vivre entretemps  aux États-Unis et en Afrique. Dans ses romans précédents, elle s’est attachée à parler de son pays d’origine déchiré par la guerre, à en dire l’histoire et la culture, dont tout récemment dans Soie et métal. Relevant le défi de la collection Belgiques, elle décline en six nouvelles tout son attachement à cet autre pays qui est devenu le sien, et qu’elle a appris à aimer avec les yeux neufs de ceux qui le découvrent, guidée par un souci de comprendre et une curiosité que peu de natifs déploient.

Ainsi, dans « Les vieux amants », elle met en parallèle les tensions qui traversent un couple bilingue et celles qui caractérisent la juxtaposition des différentes communautés du pays tout en soulignant ce qui unit Flamands et Wallons,  les faits qui contredisent les envies de scission. L’amant est parti et il revient comme si de rien n’était, alors qu’elle s’est habituée à vivre seule,  elle redoute de revivre la souffrance tout en se réjouissant malgré elle de sa présence.

Avec « Le parc de Wolvendael », lieu qu’elle affectionne particulièrement, elle nous emmène en balade, entremêle souvenirs et temps présent, prenant soin de plonger dans la genèse du parc, de nous livrer l’origine de son nom, de s’attarder sur le caractère de ce jardin à l’anglaise. Et elle revient sans doute sur elle-même lorsqu’elle dit son attachement aux livres et qu’elle écrit : « C’est toujours comme ça. D’un rien je m’invente des histoires qui me mettent sens dessus dessous. Quand c’est  dessus, mes yeux s’embuent de joie, quand c’est dessous, ils s’embuent de tristesse ».

« Les aubes claires », c’est encore l’exil, l’incontournable déchirement qui y préside même lorsque la vie a pris une tournure meilleure. Il reste au loin une part de soi, des promesses non tenues, des visages abandonnés. Et surtout l’envie de retour, la peur de ne rien retrouver de ce qui fut, la certitude croissante de ne plus savoir vraiment d’où on est.

« Sunday Blues » prend pour cadre les attentats qui ont touché Bruxelles le 22 mars 2016. Mais c’est un drame privé qui se joue en marge de l’horreur qui fait morts et blessés. Une femme est sans nouvelles de son mari qui prend chaque jour la ligne de métro touchée, qui n’est pas arrivé au travail et dont elle apprend qu’il ne figure pas parmi les victimes. Les heures défilent, une autre explication s’impose.

« Pèlerinage(s) » est le récit de la propre arrivée de l’autrice en Belgique, de son inscription à l’ULB. Elle retourne sur les lieux de sa vie étudiante, nous restitue l’histoire de son université, les amitiés liées, le plaisir de la liberté savouré, celui des différences acceptées.

Le recueil se clôt sur « Les brise-lames d’Ostende », où deux amies ont rendez-vous. Ici nous est contée  la naissance de la première station balnéaire belge, l’empreinte indélébile de James Ensor, le goût incomparable des croquettes aux crevettes et celui, plus précieux encore, d’une amitié complice.

Tuyêt-Nga Nguyên déploie dans ce recueil ses talents de conteuse. Ces six nouvelles ont en commun  de nous dire une histoire qui n’est ni tout à fait la sienne ni tout à fait une autre. Son écriture est guidée par la gratitude pour l’asile reçu, par la conscience de la fragilité des choses et le trésor des aubes lumineuses. Elle est rehaussée par la subtilité de son propos qui trouve les mots justes et célèbre le meilleur de notre humanité.

Thierry Detienne