Un coup de cœur du Carnet
Victoire DE CHANGY (autrice) et Marine SCHNEIDER (illustratrice), Le bison non-non, Cambourakis, 2021, 40 p., 16 €, ISBN : 9782366245868
Avez-vous déjà plongé votre regard dans celui d’un bison ? Cette expérience doit se révéler stupéfiante dans la taïga ou une plaine hudsonienne. Au cœur de l’album Le bison non-non, sur une pleine page d’un sombre subtil (composé de bruns et de noirs, percé de quelques nuances beiges), se faire aimanter par les « deux yeux tout ronds » du bovidé provoque une émotion inattendue, entre mélancolie subite et tendresse monstrueuse. On l’aime immédiatement, ce Bison non-non, même si son nom devrait tenir à distance…
On ne se nomme pas « non-non » pour rien, non ? Cela doit être un être difficile, ou ombrageux, ou dédaigneux, ou insatisfait, voire tout cela à la fois ! Un nuage de négativité le surplombe certainement partout où il se déplace, sinon pourquoi un tel sobriquet ? Il n’y a pas de fumée sans feu, ni de surnom sans vérité, n’est-ce pas ? Ou peut-être que… Ou peut-être que, comme souvent, cela ne tient qu’à un tout petit rien qui devient un si grand tout, à savoir ces certitudes – aussi subjectives que confondantes – que l’on se forge sur les autres, pensant les connaître sans pour autant les écouter…
« Le bison non-non est né avec une particularité, c’est-à-dire quelque chose de rare, une qualité que n’ont pas tous les bisons, non ! Le bison non-non est né vraiment très poilu, tellement poilu, d’ailleurs, que sur le visage du bison, on n’aperçoit ni bouche, ni nez, non ! » Ne ressortent de son faciès que ses yeux à travers lesquels ses parents et ses compagnons lisent un sempiternel message : non ! Non aux propositions de prénoms, d’aliments, de jeux. Quel que soit le contexte ou le sujet, depuis le premier jour de sa vie, son regard mutique est toujours perçu comme un refus de toute chose. Alors il se couche en silence sur la « terre humide et feuillue, duveteuse et moelleuse, comme un petit matelas, qui rebondit sous nos pas », à l’écart des autres « dans son coin, en solitaire ». Il est parfois tellement difficile de se battre contre les apparences, de faire entendre sa voix…
Entre Victoire de Changy et Marine Schneider, l’incroyable alchimie est réitérée. Après L’ours Kintsugi, le duo enchante à nouveau dans cette histoire où les mots résonnent et les illustrations enveloppent. De Changy maîtrise l’art de la poésie contée : ses mots, simples et peu nombreux, évoquent plus qu’ils n’expliquent, engagent vers un horizon plus humain. Les illustrations de Schneider, elles, colorent et donnent corps à la Nature dans un réalisme sublimé : les bogues de châtaigne, les pommes de pin, les blaireautins et autres paonneaux se transforment en objets de contemplation par la grâce de ses pinceaux.
Elles créent ensemble un univers à part, tout de légèreté et de profondeur, d’où émane une insaisissable impression de sécurité. Il n’y avait d’ailleurs que dans leur écrin que la rencontre entre petit homard qui « n’y vo[it] pas bien clair » et notre bison non-non pouvait s’avérer riche d’enseignement et de magie.
Samia Hammami