La partition argerichienne de Véronique Bergen

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Martha Argerich. L’art des passages, Samsa, 2021, 18 €, ISBN : 978-2-87593-366-9

bergen martha argerichToute main qui frôle un piano, toute main qui écrit est veinée de bruissements, d’énigmes séculaires, de pulsations de nuit, de créatures insolites, de forêts de sensations. Seules les mains de Véronique Bergen pouvaient écrire un essai aussi merveilleux à propos de la pianiste Martha Argerich. Après la biographie d’Olivier Bellamy, Martha Argerich. L’art des passages est le premier essai consacré à la musicienne. N’étant pourtant pas musicologue, comme l’écrivaine le signale humblement elle-même au début de l’essai, Véronique Bergen approche l’univers de la pianiste d’une manière qui nous fait en douter. À la lecture de cet opus, l’on se risque même à avancer que les mains de l’écrivaine sont aussi familières du piano que du stylo…

Tout n’est pourtant pas question que de mains ni de technique. Peuplé d’affinités électives avec certains compositeurs, avec certains personnages de papier ou de partition, constellé d’inspirations puisées dans d’autres arts, l’univers de Martha Argerich, dans lequel nous entrons grâce à la précision magique du verbe et de la sensorialité de Véronique Bergen, révèle une richesse prodigieuse. Baignant dans les touches noires et blanches depuis un très jeune âge, la pianiste née en Argentine n’a eu de cesse de s’ouvrir au monde, de se tenir à l’écoute de ses bruissements, d’en infuser les éblouissements clairs ou nocturnes dans son apprentissage continu. L’essai de Véronique Bergen approche avec doigté certaines des œuvres interprétées par Martha Argerich, convole avec les créatures et animaux qui habitent le répertoire de la pianiste, évoque sa collaboration avec d’autres musiciens et révèle quelques-uns de ses compositeurs de prédilection.

En sus de proposer une entrée dans l’univers singulier de Martha Argerich, cet essai est également sous-tendu par de forts questionnements, portant entre autres sur l’essence et la puissance du sonore et de la vitesse, sur l’interprétation, sur les impacts de la musique sur les diverses strates qui composent le corps. Défigeant les oppositions, dé-sclérosant les tensions qui traversent l’histoire de l’art et agitent les divers courants et écoles de musique, Véronique Bergen invite à prêter l’oreille à ce qui se meut derrière la singularité de chaque interprétation, de chaque perception, à ce qui frémit dans l’écoute et le partage du sonore. Elle mêle subtilement les aspects philosophiques de l’histoire de la musique, ses liens avec le monde des idées, des spiritualités, des forces de l’inconscient. En faisant émerger les lames de fond de l’univers de Martha Argerich, Véronique Bergen montre par là-même que le travail de la matière sonore obéit à des lois extérieures et intérieures propres à chaque musicien, à chaque auditeur en état d’accueil de ce qu’offre la musique.

De toute la gamme scripturale de Véronique Bergen, nous découvrons pleinement dans cet essai une corde sensible de l’écrivaine, corde qu’elle fait vibrer jusqu’aux veines des plus rêveurs, des plus mélomanes (discrets, amateurs ou confirmés) d’entre nous.

Charline Lambert