Herbes à brouter

Patrick HENIN-MIRIS, Zadigacités, Cactus inébranlable, 2021,80 p., 10 €, ISBN : 978-2-39049-050-0 ; André STAS, Tout est relatif (et tondu), Cactus inébranlable, 2021,  80 p., 10 €, ISBN : 978-2-39049-047-0 ; Paul LAMBDA, Le désespoir, avec modération, Cactus inébranlable, 2021, 98 p., 8 €, ISBN : 978-2-39049-0149-4

henin miris zadigacitesLes Zadigacités de Patrick Henin-Miris font évidemment référence à Zadig, le conte philosophique, orientaliste et néanmoins satirique, de Voltaire. Lui-même l’avait qualifié, par fausse modestie ludique, de « couillonneries », bien qu’à partir de nombreuses situations exotiques, Zadig incarne la vraie sagesse et la justice face aux questions et aux errements de son siècle.

Chez Henin-Miris, ces questions se multiplient à travers des textes courts, des petits scenarios en somme, inventifs, sagaces, poétiques et très contemporains, qui dépassent rarement 15 lignes. « C’est agréable de faire court, lit-on en marge. C’est un peu secouer la tête, le porte-plume, et constater que des dizaines, des centaines de petites histoires, de petites pensées s’éparpillent tout autour  (…) toutes recouvrant un monde à explorer, à rêver, à imaginer, à préserver». Sans oublier un humour omniprésent dans cette pluie d’étoiles dont l’ironie pensive et les paradoxes aventureux pourraient s’apparenter aux énigmes aléatoires de Magritte et forcer la pensée à « s’égarer » sur de nouveaux sentiers étranges à battre… Rappelons au passage que si le style est bien différent de celui du surréaliste lessinois, avec ses noirs fuligineux qu’il signe Miris (un des pseudonymes de cet artiste discret, par ailleurs maître en aphoristique, conteur et féru d’animations théâtrales), une récente exposition-spectacle l’a vu populariser un de ses aphorismes d’une percutante et subtile simplicité : « L’être s’est fait avoir ».

Quant à la plus courte de ses zadigacités, elle exprime en trois lignes et sous le titre « Les temps changent » une opinion dénuée de toute équivoque :

À peine entré dans la banque, une voix surgie d’un haut-parleur le cloua sur place : « Haut les mains ! C’est un braquage ».

À noter aussi, cet avertissement qui semble une réponse anticipée à l’introduction très contestée du pronom multigenre « Iel » dans le dictionnaire Robert :

Il n’est pas question dans ce recueil de faire de son genre. Quand je dis « il », c’est « elle » aussi. Ils peuvent gonfler la poitrine l’un et l’autre, chacun reconnaîtra les siens, et plus si infinités.

stas tout est relatif et tonduChangement de style avec Tout est relatif (et tondu) d’André Stas (collagiste et aphoriste à l’humour potache totalement assumé), opus dont la seule couverture « emballe » d’emblée trois éléments : la référence à une BD drolatique et vaguement policière qui parut soixante ans durant dans Spirou, avec les personnages de Tif (le poupin chauve et glabre) et Tondu (le broussailleux barbu et chevelu) et enfin le titre qui évoque bien entendu l’homme du E=mc2 que l’on retrouve sur la photo fameuse où le savant tire la langue (geste zutiste par excellence) mais arbore par contre une calvitie aussi lumineuse que photoshopée. Si dans un précédent recueil, Stas accrochait de façon aléatoire des phrases extraites de textes d’écrivains célèbres, il en revient cette fois à une de ses pratiques favorites : semer à tout vent des brassées d’aphorismes dictés impérativement par l’inspiration convulsive du moment et qui sans se soumettre à la loi du tri sélectif, s’en remettent à celle du « zéro déchet » comme pour mieux dire que l’instant mérite le plus grand respect et s’impose en quelque sorte comme le co-auteur, bénéficiaire en cela des droits afférents. Du meilleur donc et du moins bon, des jeux de mots salubres ou pourris, du coquin, du lubrique, du ludique, mais aussi des pépites de sagesse bien comprise, de la jubilation et cette joie de vivre typique de ceux qui savent combien vivre est précaire et débouche forcément sur une impasse. Au passage, un aveu d’autant plus pertinent qu’il relève de l’enfance : « je me fous de tout mais un rien m’amuse ». Ou encore, ceci pour la route : « Je vis avec mon temps, faisant semblant qu’il ne m’est pas compté ».

lambda le desespoir avec moderationLe désespoir, avec modération, c’est la prescription médicale de Paul Lambda pour guérir de nombreuses maladies dont « l’allergie à l’absurde » ou « la constipation chronique du moi ». Et ce par un orfèvre du bref dont on nous dit qu’il est né et vit la plupart du temps, que, ni belge, ni surréaliste, il écrit des miettes et, les jours heureux, des confettis, mais n’a pas encore été traduit en japonais. Dommage pour les Nippons qui se privent ainsi d’un autre poète de la forme courte et signifiante. À titre d’exemple, ces mots lumineux (peut-être recueillis à proximité d’une frontière nauséabonde) :

« Bienvenue, étranger ». Nous nous regardâmes interloqués : qui de nous deux avait parlé ?

S’il pratique l’absurde avec l’art consommé de concilier les contraires dans l’alambic de la poésie, il se fait peu d’illusions sur notre avenir : « L’humanité ? Troisième planète après l’étoile, mais dépêchez-vous », et que dire de l’ode à Greta Thunberg qui pastiche l’incipit de L’Iliade et voue le Président des USA et ses sbires « aux chiens et aux vautours, au nom de Zeus et de l’espèce humaine »… ? Pour clore ce festin d’herbes variées, goûteuses ou moins sapides (« Mauvaises herbes selon qui ? demande Lambda, la  chêvre ou le jardinier ? »), totalement dénué de toute ironie, cet hommage au charisme particulier d’un écrivain majeur donne la mesure d’une sensibilité tout en finesse :

Les soirs de brouillard, dans certaines rues parisiennes, flottent des bouts de phrase que Modiano n’a pas finies.

Ghislain Cotton