Femmes résistantes. Récit des camps

Madeleine DEWÉ, Je voyais l’aurore… Récit de la captivité (1944-1945) de Marie-Thérèse Dewé, Marie-Madeleine Dewé, Berthe Morimont-Lambrecht, Territoires de la Mémoire, coll. « À refaire », 2021, 112 p., 16 €

dewe je voyais l auroreÀ l’occasion d’un voyage mémoriel au camp de Ravensbrück, organisé par l’asbl Les Territoires de la Mémoire, Madeleine Dewé et André Lebrun ont transcrit et mis en forme les propos enregistrés par leur tante Marie-Thérèse Dewé, résistante, déportée politique qui longtemps après la Libération (au début des années 1980), livra le témoignage d’un groupe de femmes résistantes et de leur déportation en Pologne, en Allemagne et en Autriche. Marie-Thérèse Dewé témoigne pour celles qui ne sont jamais revenues, celles que la mort nazie a fauchées, sa sœur Marie-Madeleine, Berthe Morimont. Récit capital du rôle encore trop sous-estimé des femmes dans la Résistance en Belgique, transmission d’une mémoire des actions (renseignement, sabotage) contre l’occupation allemande, Je voyais l’aurore… décrit avec humilité l’implication de femmes appartenant au réseau d’évasion Comète, lequel aidait les aviateurs et soldats alliés à regagner l’Angleterre. Chef du réseau de résistance « Clarence », Walthère-Jacques Dewé, le père des héroïnes, fut abattu par les Allemands en janvier 1944.

Ce qui frappe le lecteur, c’est l’esprit de résistance, la détermination à préserver sa dignité humaine, à se soulever contre un régime de mort, qui parcourent ces pages trempées dans une foi inaltérable en la liberté, en la capacité de riposter à l’enfer. Transmettant des renseignements, coursières, hébergeant des aviateurs anglais, américains, les femmes du réseau seront arrêtées le 4 janvier 1944 à Liège. Accusées d’avoir caché des aviateurs anglais, elles sont conduites à la prison Saint-Léonard. La voix de Marie-Thérèse Dewé décrit comment les corps résistent aux conditions pénitentiaires, aux privations, comment l’esprit de camaraderie, d’entraide permet de tenir tête à l’ennemi. Si les filles de Berthe Morimont se voient libérées après quelques semaines (leur mère prenant tout sur elle), Marie-Thérèse et ses compagnes sont déportées vers l’Allemagne, sans savoir la destination qui les attend, le sort qu’on leur réserve, pensant qu’elles seront soumises à un procès.

Au fur et mesure que les troupes alliées gagnent du terrain, après le débarquement de Normandie, l’avancée des soldats américains, des troupes russes, le système de mort du IIIème Reich s’emballe, entrant dans sa phase finale. Nous ne percevons pas des symboles désincarnés d’une résistance acharnée au nazisme mais des êtres soumis à la terreur, à l’épuisement, à la planification d’une mise à mort. Les wagons surpeuplés, le transfert des Résistantes vers la prison d’Essen, simple transit avant Kreusburg, les bombardements, l’exténuant travail aux champs, l’organisation mentale et matérielle afin de conserver ses forces et l’espoir composent les premières mesures d’une symphonie de l’enfer. Lorsque les deux sœurs apprennent en octobre 1944 qu’elles ne seront pas jugées, que les tribunaux étaient suspendus dans le Reich, un soulagement les visite. Cruelle ironie : alors qu’elles se réjouissent d’éviter d’être condamnées à mort, de passer de la Wehrmacht aux SS, elles sont transférées au camp de concentration de Ravensbrück, ensuite à Mauthausen. Images nerveuses, mots sobres, scènes apocalyptiques évoquées sans pathos : le système d’extermination lance ses derniers feux, des feux d’autant plus inhumains que la guerre est perdue pour les nazis qui déplacent les détenus survivants, malades, à bout de force dans les marches de la mort, les transférant d’un camp à l’autre afin d’effacer la mémoire concentrationnaire, de cacher l’existence de la logistique de l’extermination. De ne laisser aucune trace de la Shoah, de la Solution finale.

Au camp de Ravensbrück, la routine du crime de masse se déploie, appels debout durant des heures dans le froid, dans la neige, expériences « médicales » sur les détenues, épuisement de Marie-Madeleine qui tombe malade et meurt, souffrance de n’avoir pu sauver sa sœur. La finale du récit se resserre sur la dernière déportation, le dernier voyage de mort au camp de Mauthausen réservé aux détenus et détenues classés N.N., c’est-à-dire relevant du décret Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard). Ce décret prévoyait la déportation des ennemis et opposants au IIIème Reich et leur disparition sans restes dans la nuit et le brouillard. Servant la machine de guerre allemande, les prisonniers de Mauthausen (au début surtout des politiques, résistants, communistes, socialistes, anarchistes, ensuite des Juifs, des homosexuels, des Témoins de Jéhovah, des « indésirables »…) se voyaient exterminés par le travail et, s’ils devenaient trop faibles et inexploitables, étaient livrés à la chambre à gaz installée dans un château proche à Hartheim. Mauthausen ou le dernier cercle infernal, malnutrition, travaux forcés, exécutions, tortures médicales. Rescapée, Marie-Thérèse ne livra rien de ses derniers moments à Mauthausen, de la libération du camp le 5 mai 1945 par des troupes américaines, de son transfert par la Croix-Rouge en Suisse.

Pour survivre, il lui a fallu refuser sa réduction à un matricule, contrer « les interminables stations debout durant les appels » dans un froid souvent extrême par la foi dans l’aurore dont elle fixait le lever, refusant de croiser les yeux des gardiens SS.       

J’avais pour principe de ne jamais regarder les Allemands (…) Je me souviens toujours de l’endroit où se trouvait ma place pour l’appel, je voyais l’aurore. Quelques sapins dépassaient… 

Véronique Bergen