Lieu d’être

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Annemarie Schwarzenbach. La vie en mouvement, Double ligne, coll. « Figures de l’itinérance », 2021, 19 €, ISBN : 978-2-9701433-2-1

bergen annemarie schwarzenbach la vie en mouvementNulle figure autre que celle d’Annemarie Schwarzenbach ne pouvait inaugurer la prometteuse collection « Figures de l’itinérance » des éditions Double ligne – collection créée par Laurent Pittet, le fondateur de la revue Roaditude.

Née en 1908 à Zurich au sein d’une famille très aisée qui avait notamment des affinités avec l’extrême-droite, décédée à l’âge de trente-quatre ans, Annemarie Schwarzenbach était une femme intense, mystérieuse, familière des extrêmes. Féministe (solitaire), antifasciste et antiraciste, au travers de ses textes, photographies et reportages, elle est une figure importante de la dénonciation, entre autres, de la montée du fascisme en Europe, de la ségrégation et des conditions de vie des ouvriers en Amérique du Nord, de l’exploitation de l’Orient par un Occident malade.

Elle était surtout et avant tout une grande voyageuse. Émaillé de photographies de et par Annemarie Schwarzenbach, cet essai de Véronique Bergen parcourt les terres traversées par Schwarzenbach, épouse les lignes intérieures, les sillons pulsionnels de la vie de la photographe et écrivaine. Ouvertement homosexuelle, toxicomane, son refus des normes et sa personnalité contestataire ne répondent à aucune recherche du « sulfureux » ni du « scandale » : comme l’écrit Bergen, « son anticonformisme n’est pas chez elle une posture, une coquetterie de rebelle adepte de la provocation, mais un mode d’être au monde, la seule voie qui assouvisse son aspiration à une vie autre. »

Ailleurs, en effet, semble être le maître-mot qui guidait la vie d’Annemarie Schwarzenbach, elle qui voyageait sans relâche, seule ou accompagnée, non pour le « plaisir de voyager » (selon la célèbre phrase de Beckett), mais pour fuir, pour trouver, comme elle l’écrivait, « la terre des promesses ». Où est cette terre ? Certainement pas en Europe, où le nazisme gagne peu à peu du terrain, où l’aveuglement de ses contemporains l’alarme. Est-elle en Perse, en Orient, en Asie, en Afrique, en Amérique ? De fait, Annemarie Schwarzenbach traversera ces lieux – non en recherche d’exotisme, mais par besoin impérieux de se sauver, dans tous les sens du terme.

Recherche d’un lieu d’être, de multiples manières : par les voyages, mais aussi au travers d’amours légères et éphémères ou d’autres plus durables (pensons notamment à sa relation avec Ella Maillart), par l’écriture, par l’engagement politique, par « sister Morphine » et la prise d’autres drogues. Tous ces « champs de prédilection qu’elle expérimentera […] sont suturés à une même composante, la veine initiatique. » Véronique Bergen met en effet en lumière les deux faces de ces voyages et détours, la face exotérique (prendre la route, parcourir les territoires) et la face ésotérique (épreuve de soi et des limites, expérience intérieure).

Articulant les pulsions intérieures et le contexte socio-politique de l’époque (articulation qui est l’une des singularités de l’écriture et de la pensée de Véronique Bergen, comme en témoigne notamment son essai sur Ulrike Meinhof), Bergen insiste sur le « radar » d’Annemarie Schwarzenbach, sur son côté visionnaire, qui lui ont valu d’être persona non grata à divers endroits du monde. Pensons par exemple à sa désolidarisation du parti communiste par refus de prêter allégeance aux lignes impulsées par Staline : « La place de l’artiste ne peut qu’être en marge, une marge qui lui garantit une farouche indépendance d’esprit. »

S’inscrivant dans la constellation de personnalités d’élection de Véronique Bergen par leur caractère marginal voire exclu, mis au ban par la bienséance et par le musèlement des pulsions intérieures, par l’ampleur de leur vision articulée à la nécessité d’œuvrer pour l’égalité, au travers de ce magnifique essai, Annemarie Schwarzenbach resplendit telle une comète flamboyante dans l’horizon étriqué de notre époque.

Charline Lambert