La composition du silence

Un coup de cœur du Carnet

Veronika MABARDI, Sauvage est celui qui se sauve, Esperluète, 2022, 208 p., 18 €, ISBN : 9782359841497

J’écris : voici mon frère, il n’a fait que passer, mais la phrase ment. Alors je cherche les traces qu’il a laissées dans le regard des autres. Il me relie à eux. Qu’est-ce qui s’est inscrit en eux de son passage ?

Suivre le fil : plonger sous la matière, là où s’emmêlent et se confondent les fibres, rejoindre la surface, reprendre. Les mots de Veronika Mabardi circonscrivent en pointillé les contours de la perte et tracent, d’un même mouvement, l’empreinte d’un corps qui jamais n’a pu se résoudre à respecter les limites. Ce corps est celui de son frère, Shin Do Mabardi, arrivé à l’âge de cinq ans dans cette famille d’intellectuels de gauche, douce et généreuse, depuis la Corée du Sud. En dépit de l’amour qui l’attend de pied ferme et amortit la brutalité du déracinement, l’expérience est avant tout celle d’un arrachement. Dans la terre coréenne, Shin Do laisse des radicelles tranchées vives. Un morceau de son identité se développe sans lui à l’autre bout du monde, plaçant son existence sous le signe de la fragmentation.

Sauvage est celui qui se sauve matérialise la tentative de dire ce frère en disparition continue. Un homme en creux : l’absence, le bris (de ses céramiques à la lumière du jour), le trou (dans son histoire), les brèches (par lesquelles il s’échappe pour pénétrer d’autres réalités). Puis le fossé creusé par la mort. Un ébranlement à la hauteur de celui qu’a été la rencontre : dissolution des frontières (entre les peaux, les sangs, les continents) et ouverture sur la part de monde qui se trouve en chacun de ces enfants déposés, presque par hasard, l’un à côté de l’autre.

Les explications ne comblent pas le silence. Alors parfois il s’installe dans ce silence comme un enfant ours. Il y a un trou dans son histoire, et tout l’amour du monde n’y peut rien.

Il y a l’avant et il y a l’après accident, comme il y a l’avant et l’après adoption. Deux brisures dans le temps, deux balises qui structurent le livre sans pour autant lui imposer une narration linéaire : le récit est libre, vagabonde entre passé et présent, s’accorde au rythme de la pensée, sans doute parce que l’autrice y déploie en filigrane le souci permanent de dire une vie sans la transformer en histoire – de celles qu’on se raconte à ne plus les entendre les soirs sombres ou les jours de brume morne. Et Veronika Mabardi de préférer l’indicatif présent au passé, parce que Shin Do continue à exister. Le récit évolue à l’image de celui dont il suit les traces : entre bruit et silence, entre présence et absence, comme l’aiguille se doit de disparaitre avant d’affleurer à la surface pour lier les tissus.

Non contente de brosser avec autant de délicatesse que d’acuité le portrait d’une époque, d’un lieu et d’un foyer, Veronika Mabardi montre une conscience aiguë des écueils qui, dans ce type d’exercice, menacent la narration. Une réflexion sur l’écriture et la fiction d’autant plus remarquable qu’elle est issue d’une expérience profondément intime, ce qui requiert une maîtrise au moins équivalente à la sensibilité avec laquelle l’autrice formule des émotions aussi fragiles que celles qui traversent l’enfance, l’adolescence et le deuil.

Alors, je réagence les fragments du souvenir, pour voir ce que ça dit. Et dans l’incertitude – la page n’est pas blanche, elle est pleine de bruit, déchirée en morceaux, et chaque fragment a pris sa propre autonomie – je sais, du moins, ce que je ne veux pas.
Je n’irai plus à rebrousse-vie.

Car il y a la nuit dans laquelle est laissée la soeur à la mort du frère. La nuit de l’autrice qui écrit des phrases inachevées, qui doit composer avec le silence. La question est alors de savoir comment user du plein (les mots) pour dire le vide – et de montrer comment ce vide est une présence, comment le vide et le silence peuvent tracer un chemin. On retrouve dans ce questionnement toute la singularité et la sensibilité des écrits de Veronika Mabardi, qui se situent dans un rapport au monde sans intermédiaire : direct, à même la matière. Une présence immédiate à la douceur et à la violence, qui se double d’une attention étendue à toutes les existences : fourmis, araignées, chouettes et crapauds, arbres et herbes hautes. Et dans cette forêt coule une langue vive et franche, une langue-ruisseau à laquelle peuvent s’abreuver toutes celles et ceux que font vibrer l’instant ténu où le silence devient le bruit.

Louise Van Brabant