Georges RODENBACH, 100 articles, Textes sélectionnés, présentés et annotés par Joël Goffin, Samsa, coll. « Les évadés de l’oubli », 2021, 232 p., 24 €, ISBN : 9782875933522
Dans son avant-propos, Joël Goffin décape les poncifs véhiculés par l’histoire de la littérature qui a enfermé l’œuvre de Georges Rodenbach dans l’image d’un écrivain mélancolique, hanté par la splendeur passée de la ville de Bruges. À côté de l’auteur de Bruges-la-Morte qui inspira Sueurs froides de Hitchcock, en marge du poète symboliste, ami de Mallarmé, de Rodin, du jeune Proust, 100 articles nous fait découvrir la plume acérée, inspirée et caustique d’un chroniqueur parisien de la Belle Époque.
Dédié à Jacques De Decker qui a lancé le projet en 2018, l’ouvrage présente des recensions parues entre 1888 et 1898 dans Le Patriote, Le Gaulois, Le Figaro, Le Journal de Genève, Le Journal de Bruxelles et dont l’apparence d’éclectisme dissimule des connexions archipélagiques qui dessinent en creux une vision du monde et un système de pensée rodenbachien. Le peintre de la cité brugeoise, des crépuscules, des eaux immobiles cède ici la place à un observateur pénétrant et critique qui décortique les domaines de la modernité (faits divers, inventions scientifiques, techniques, vie littéraire, phénomènes de société…) en les élevant au rang de symptôme des tripes et des nerfs d’une époque.
Qu’il évoque les avancées du féminisme, les controverses autour de la construction de la Tour Eiffel, autour de la statue de Balzac par Rodin, la violence des préfets de police, l’essor du vélocipède, la mort de Pasteur, l’attachement des Français aux animaux et surtout aux arbres ou encore des meurtres, des tragédies vus comme des métonymies d’une cristallisation politico-sociale, Rodenbach élève l’article de presse au rang de poème en prose et d’analyse où l’humeur le dispute à l’argumentation. Sa plume jaillit de l’abolition de la fadeur, d’un art de l’impertinence qui ne craint de brocarder des institutions (l’Académie française, la Société des Gens de Lettres, la police…), des ligues morales (ligue anti-tabac), des névroses nationales, des « épidémies d’idées », des modes imbéciles (concours des bébés…).
Ancrés dans l’époque, ses textes sont d’une incontestable actualité tant ils s’attachent à décrire les mécanismes intemporels qui régissent la comédie humaine.
Encore si les prix [littéraires] étaient bien donnés, il y aurait lieu seulement de regretter ce système puéril d’émulation et de classification entre des hommes, de regretter aussi les mille manœuvres, intrigues, bassesses dont ils sont l’occasion, toute cette curée où les appétits se ruent, où les caractères se dégradent, où la diplomatie remplace le talent. Mais, le pire, c’est que ces attributions de prix se font d’une manière honteuse, ridicule.
Franc-tireur, accoutumé des salons se faisant un devoir de scruter les travers des coteries mondaines, il ausculte au travers de l’arme du journalisme les épiphénomènes d’une société qu’il soumet à un processus de dénudation, de strip-tease intellectuel. Les champs de la création artistique, de la science, de la politique, des mœurs sont logés à la même loi qu’il définit par la proximité entre l’état de civilisation et l’état de barbarie, entre la rutilance des métaux et la rouille. Afin que Paris ne s’enfonce dans la rouille et la vase, afin que la capitale française ne connaisse le destin de Bruges enlisée dans la mort, il faut la réveiller à coups de tisons ardents, de flèches décochées, pointer les dysfonctionnements, dénoncer les nouveaux Bouvard et Pécuchet qui verrouillent les postes de pouvoir.
Véronique Bergen