Un coup de cœur du Carnet
François EMMANUEL, Raconter la nuit, Seuil, 2022, 256 p., 19 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-02-149348-1
Pierre, le narrateur, reçoit une lettre de Vera, une femme qu’il a connue étant adolescent, mais c’est le visage de sa sœur jumelle Jelena qui s’impose dès la première phrase de ce nouveau roman de François Emmanuel :
Et sans doute l’histoire tiendrait au seul regard de Jelena, bleu profond, posé sur moi au bord d’une indignation. Sans doute faudrait-il la reprendre par le commencement, cette histoire, sachant qu’un commencement n’est jamais qu’une entrée en lumière.
La missive lui demande s’il accepterait de passer en revue avec elle les œuvres de son père qui sommeillent depuis son décès dans la maison familiale de Guissény, sur la côte bretonne, où elle vit avec sa sœur et sa mère. Troublé par cette requête, qui éveille instantanément en lui des émotions encore vives malgré les vingt années écoulées, Pierre accepte la rencontre tout en mesurant qu’il n’est sans doute pas le plus compétent pour ce faire même s’il est critique d’art.
Jero Mitsič était originaire d’ex-Yougoslavie. Artiste en phase avec le régime, séduit ensuite par les discours nationalistes qui préparaient la guerre atroce, il a connu son heure de gloire avant de sombrer dans l’oubli après que ses œuvres ont pris une orientation plus sombre. Taiseux, souvent ivre, adepte de la marche, il était sujet à de vives colères, détruisant parfois sa production. L’inventaire des œuvres apparaît rapidement comme un prétexte plus que comme une fin en soi, Vera parlant désormais de la rédaction d’un livre confiée à Pierre qui serait sans doute en mesure de cerner toute la complexité de l’artiste. Mais ce glissement ne se produit qu’au terme de journées et de soirées pesantes, la tension entre les deux jumelles étant à son comble. Vera accapare la présence de Pierre, Jelena se mure dans le silence, visiblement au plus mal. L’attention du narrateur ne cesse de porter sur elle, et le mystère qui entoure son état avive la fascination de toujours. Jusqu’à ce que viennent les mots.
Roman d’un amour profond défiant le temps, Raconter la nuit vient au chevet des tourments dans un mouvement où la lumière le dispute aux ténèbres. Il suit pas à pas ses personnages qui tentent d’aligner les mots pour desceller les blessures passées et reconquérir le présent. Dans cette quête, qui donne au roman une tension qui porte le récit, l’art pictural, la photo, la musique sont omniprésents qui participent de cette recherche de sens et d’apaisement, comme dans la plupart des œuvres de l’auteur. Au cœur de ces tumultes, le narrateur observe tout en mesurant sa propre implication, ses sentiments entremêlés, l’amour qui le submerge, la passion qui l’emporte, repoussant ses peurs.
Une fois de plus, François Emmanuel nous entraîne sur les sentiers tortueux de l’âme humaine. Écrivain de l’infime, il déploie un respect peu commun pour la complexité des sentiments et il affirme avec force, en une prose délicatement poétique et d’une rare justesse, la toute-puissance des mots qui allègent la vie.
Thierry Detienne