Timotéo SERGOÏ, Il faut que tu me comptes parmi nous, Territoires de la mémoire, 2022, 120 p., 16 €, ISBN : 978-2-930408-49-1
Le vers de Hölderlin, « pourquoi des poètes en temps de détresse ? », ne cesse de sauter de siècle en siècle, de convoquer les poètes à y répondre, à tout le moins à s’y affronter. Figurant dans le poème élégiaque « Pain et vin », ce « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » se décline sous la plume de Timotéo Sergoï. Que peut la poésie face au covid-19, quelles ressources individuelles et collectives nous propose-t-elle lors des confinements ? Comment une poésie hors quarantaine peut-elle déconfiner les corps et désincarcérer les esprits ? Durant les cinquante jours de confinement s’étalant du 20 mars au 8 mai 2020, le poète, comédien, artiste, voyageur Timotéo Sergoï a lancé à près de deux cents personnes un poème-gravure quotidien, un objet poétique, une bouteille ivre de mots, ciselée dans un esprit de résistance et de solidarité. Il faut que tu me comptes parmi nous nous délivre des créations qui s’élèvent comme autant de contre-feux à un quotidien plombé à l’intérieur duquel elles dessinent une brèche. Il s’agit moins d’un manuel de survie en milieu hostile qu’une volte-face rompant avec la résignation et le nihilisme, qu’un témoignage d’une vie enfermée, cadenassée dans un état d’exception qui tend dangereusement à s’inscrire dans le régime sociétal, à devenir la règle.
Suivant l’ordre chronologique, le calendrier du confinement, convoquant des extraits de médias officiels ou de sources alternatives, chaque page de gauche synthétise de façon lapidaire les données factuelles relatives à la pandémie, les mesures diverses prises par les gouvernants. Riposte en miroir, chaque page de droite expose une création graphique et poétique qui forme souvent un contrepoint, une ligne de fuite, parfois un saut ironique et surréel par rapport à l’information que, dans le sillage de Merleau-Ponty, on appellera prose du monde. Le dispositif oppose un état de fait que ponctuent les phases du confinement à un souffle de liberté porté par le souffle de l’agencement poétique. Plus qu’une mise en perspective, les textes et les dessins questionnent une situation mondiale, la gestion sanitaire et politique qu’on en fait et les ressorts subjectifs dont dispose chaque être confiné dès lors qu’il s’inscrit sous l’horizon de la construction d’un « nous », d’un rhizome collectif.
Dans enfermés, il y a enfer
Dans excédent, il y a Éden
Dans madame, il y a Adam
Dans soulèvement, il y a Ève
C’est la forêt primaire des alphabets
qui cache le champ à cultiver
Les fenêtres inventées par Timotéo Sergoï font radicalement sécession par rapport aux fenêtres hégémoniques que sont les écrans et autres tenants-lieux d’une existence virtuelle. Briser l’emmurement physique et psychique, contrer l’anonymat des nombres, des courbes des décès, ouvrir un sens coloré d’un surréalisme insensé, bâti sur l’énergie collective, nommer ce qui se présente encore sous une forme floue, ce pour quoi nous n’avons plus de repères, soutenir une vigilance incessante, un esprit critique acéré, refuser d’avaliser le tournant sécuritaire à la faveur de la pandémie : au travers de l’humour (« la dérive des confinements »), des jeux sur les allitérations, sur l’énucléation des mots, de variations langagières sous forme d’apophtegmes, l’ouvrage rêve le monde, bâtit un après qui soit libéré des impasses mortifères de l’avant. « M’entendons-nous ? » revient comme une ritournelle qui sous-tend cette utopie politique d’« onomatopismes », traversée par un portrait au vitriol des financiers, des banquiers qui spolient les peuples, par une dénonciation de la vidéosurveillance généralisée, des puces électroniques et codes-barres fichés dans les crânes.
Vertes, rouges, bleues, mauves, brunes, noires, certaines gravures poétiques adoptent la forme d’une fenêtre aux deux battants ouverts sur la vie, le futur, un pas au-delà. Soumises à une force transmutationnelle, les fenêtres deviennent des ailes « pour survoler les lundis gris les mardis glauques », « des ailes pièges, des ailes perce-neige ». Timotéo Sergoï livre des poèmes gravés qui sont autant de lettres, autant de perce-noirs. Il réincendie d’amour le réel, secouant les chaînes de la servitude, la peur devenue un mot d’ordre. S’arrêtant le 8 mai 2020, la veille du premier déconfinement, la question « quelle vie, quelles formes d’existence collective se dessineront-elles dans l’après ? » s’avance comme une interrogation toujours brûlante.
M’entendons-nous ?
M’entendons-nous ?
C’est l’imaginaire qui nous tient debout.
Véronique Bergen
