Elke DE RIJCKE, Juin sur avril, LansKine, 2021, 176 p., 18 €, ISBN : 9782359630626
Poétesse, écrivaine, traductrice, professeure aux Écoles supérieures d’art Saint-Luc et l’ERG, Elke de Rijcke investit l’espace poétique avec, dans une main, la clé des songes, dans l’autre, l’art des connexions entre écriture, arts et sciences. Juin sur avril est bâti selon un dispositif audacieux qui génère de la pensée et du poématique à partir d’une mise à l’épreuve d’une multiplicité d’œuvres : la sculpture The Flux and the Puddle de David Altmejd qui compose la basse continue du recueil, des inventions littéraires de Raymond Roussel dans Impressions d’Afrique, des créations de Rodin, Camille Claudel, Kupka, Sarah Sze, des œuvres musicales, les travaux en neurosciences de Damasio… La forge poétique d’Elke de Rijcke repose sur l’expérimentation de tensions, d’états physiques et psychiques qui se donnent une partition poétique afin de se penser, de retracer leur genèse.
Dans le sillage de Troubles. 120 précisions. expériences (Tarabuste, 2005), Gouttes ! lacets. pieds presque proliférants sous soleil de poche, vol. 1 et 2 (Le Cormier, 2006), Västeras, journal d’une désémancipation, dark passage (Le Cormier, 2012), Quarantaine (Tarabuste, 2014), Elke de Rijcke interroge les potentialités cognitives du poème par ses greffes aux autres registres de connaissance et de création, par-delà la séparation du champ scientifique et du champ esthétique. Le lien que Heidegger établit entre le Dichten et le Denken, la poésie et la pensée, juin sur avril, recueil à multiples entrées et niveaux de lecture, l’approfondit dans le sens d’une mantique qui creuse son nid dans la question de la naissance des émotions, de leur source inconsciente et de leurs impacts sur la cartographie de l’esprit. Le corps d’amour se dit en décharges poétiques.
Une langue qui se tient à la croisée d’expériences de vie et d’une mise en échos des champs du désir, du savoir astrologique, des interrelations entre le minéral, le végétal, l’animal et l’humain ne peut qu’emprunter la voie de l’innovation et de l’invention de formes inédites. C’est, à partir de l’imaginaire, du plan des sensations, de la corporéité que la poésie d’Elke de Rijcke produit un jeu de déstabilisation des données littéraires, empiriques, philosophiques. Qu’on ne s’y trompe pas : sa démarche ne se loge pas sous le prisme de l’abstraction et de l’ascèse de l’esprit empruntées par Monsieur Teste. Le vortex dans lequel il nous plonge est celui du corps, des états désirants, jouissants, souffrants, sensuels qu’il traverse, des oscillations de l’être. Si le livre forme un « hypercube » poétique comme l’expose l’auteure, il compose avant tout un sismographe de la vie intérieure, des métamorphoses des émotions au fil des jours. Les mots sont une affaire de temps qui s’écoule, qui vole, qui se suspend, qui s’enroule ; juin sur avril suit les transitions affectives, physiologiques d’un être, de son « faux jumeau ».
la nouvelle conjoncture qui me nouera à toi dans une verge
d’exclamation (…)
Serai-je dorénavant géminée,
une moi-moi fructifiée ?
Œuvre en mouvement, se tenant dans l’énergie du work in progress, la démarche d’Elke de Rijcke ouvre des portes sur le grand large, creuse des espaces charnels, des troubles nuptiaux, dans un dépassement de la césure entre l’idéel et le physique. La langue, le rythme, la syntaxe sont un corps qui auto-réfléchit ce qui l’affecte et ce qu’il affecte. Voyage dans la désorganisation sensorielle et la réorganisation du vivre, juin sur avril redistribue avec une liberté inouïe le champ du pensable, des flexions vitales, du réseau des nerfs et des carrés zodiacaux du poème.
Véronique Bergen