Alechine face à ce qui se dérobe

Ivan ALECHINE, Divinités, Galilée, 2021, 128 p., 11 €, ISBN : 978-2-7186-1018-4

alechine divinitesPour une fois, commençons par la fin. En guise de terminus à Divinités, cette nouvelle échappée d’Ivan Alechine dans la Sierra Madre mexicaine et au-delà, l’auteur d’Enterrement du Mexique (Galilée, 2016), par ailleurs excellent photographe, clôture son récit par une de ses images en noir et blanc : une vue de toits pointus, faits de tôles ondulées qui se chevauchent, maintenues par des blocs de pierre. Il n’y a pas si longtemps, dans les hameaux et villages de Tuxpan de Bolanos, au pays des Indiens Huichols, où Alechine s’immerge régulièrement depuis plus d’une vingtaine d’années, les petites pièces d’habitat disposaient d’un toit de chaume. Aujourd’hui, constate Alechine, « tous les toits sont en tôle ondulée. Il n’y a pas à les renouveler. Ça renouvelle la paresse. Là où il y avait de l’espace, des habitations isolées les unes des autres, chacune sous leur toit de chaume, les enclos de pierre se sont transformés en murs. »

Les murs, et le mur. Celui dont les médias nous livrent de temps à autre des images dramatiques, faites de grillages, de cow-boys d’un autre âge – mais c’est le nôtre – et de « refoulements » violents. Ce mur qui sépare la frontière mexicaine des États-Unis. De l’autre côté, il y a cet Eldorado de pick-up à quatre roues motrices, de tripots et de vitrines à filles, de stations-services, une myriade d’enseignes lumineuses qui clignotent de jour comme de nuit, casinos, machines à sous, supermarchés, avec leurs produits alimentaires de masse, leurs super-héros pour les garçons et les poupées clinquantes pour les petites filles. Et, peut-être, un peu de place pour une boutique de barbier ou de cordonnier ?

Actuellement, « le renouvellement du toit de chaume des temples fait encore partie de la liturgie huichole », remarque Alechine, mais pour combien de temps ? Les cérémonies religieuses ancestrales réunissent encore les communautés, mais il faut préparer les nourritures, renouveler les costumes traditionnels, payer les chamans, les taureaux pour le sacrifice, les biscuits, la bière… et les ressources financières ont changé. Les ânes pour les champs sont rachetés à bas prix et transformés en chorizo. Les champs d’opium et les plants de cannabis ont enterré la culture du maïs. Il n’est pas rare que les commanditaires sortent leurs mitraillettes plutôt que de payer. Quand ils décident de payer, l’argent coule à flots, la folie des dépenses aussi.

À lire ce qui précède, on pourrait penser qu’Alechine se livre dans Divinités à une description factuelle et dans l’air triste du siècle, des effets de la globalisation sur des populations qui n’en demandaient pas tant, comme d’autres ailleurs sur la planète. Mais ce serait oublier le poète qu’il est. Indocile, tourmenté, fragmenté, fasciné par la beauté soudée à l’effroi violent, Alechine est un poète-voyant, par une observation participative des autres et du temps, qui lui permet parfois de gagner sa dose provisoire d’apaisement. Son écriture bouleversée est loin du reportage ou du documentaire (mais parfois aussi précise que lui). Par moment chaotique et débridée, elliptique, elle traduit l’envahissement des sensations, des émotions et la quête spirituelle qu’il partage avec les Huichols. Quand on lui demande de sacrifier de sa main un taureau – pas fier, il a plutôt esquivé jusque-là –, il est bien conscient que de cet acte à poser dépendra sa continuité de vie avec les Huichols. Mais quand il rejoint une source d’eau sacrée, il est littéralement submergé, et perd toute capacité à discerner de quel côté de lui-même il se trouve ; c’est toujours un quitte ou double. D’autres pages, sur le dialogue constant que les Huichols tentent de maintenir avec leur passé, sur les violences meurtrières qui saccagent au quotidien la ville d’Oaxaca, sur une rupture amoureuse à New York, fécondent une écriture où l’imaginaire sature le réel, en fait exploser les limites, et révèle un désenchantement personnel indicible : « Face à ce qui se dérobe », écrivait Michaux.  

Alain Delaunois