
Le palais des Académies © Arllfb
L’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique a remis ses prix littéraires ce samedi 12 février. Six récompenses ont été décernées. Chacune est attribuée par un jury composé de membres de l’Académie.
Le grand prix des Arts du spectacle
Ce prix annuel doté de 1.500 € récompense une oeuvre théâtrale, mais aussi éventuellement un scénario de cinéma ou de télévision, un seul en scène, etc.
Le prix va à Noémie Carcaud pour Take care (Les oiseaux de nuit).
Le jury était composé d’Anne Carlier, François Emmanuel, Paul Emond, Xavier Hanotte, Caroline Lamarche.
L’avis du jury est présenté par Caroline Lamarche :
Comédienne de formation, Noémie Carcaud est aussi metteuse en scène. Avec sa compagnie franco-belge Le Corps Crie, elle construit ses spectacles en développant un travail d’écriture à partir du plateau, où les émotions sont portées par le corps autant que par la voix. Comme formatrice, elle a dirigé de nombreux stages et ateliers, et depuis 2019 elle enseigne au cours Florent à Bruxelles.
Dans Take care (éd. Les Oiseaux de Nuit), il s’agit de la fin d’un monde. Dans une famille composée de jeunes adultes de la même génération, l’heure est au partage, chacun disposant de ressources inégales et de motivations divergentes. Les sept protagonistes se retrouvent pour un week-end dans la maison familiale, isolée et vétuste, avec un trou, à reboucher ou non. Ensemble, ils doivent décider de la destination de cette maison, préoccupation aggravée par la présence parmi eux d’une jeune fille fragile, Mona, dont l’avenir les préoccupe et polarise leur désarroi. Autour de leurs tentatives maladroites de prendre soin d’elle, surgissent des discussions, des dissensions, des angoisses communes ou non. Des souvenirs refont surface, tout se rejoue comme en un kaléidoscope dont les dessins successifs se révèlent par brisures. Mona semble échapper aux assignations et vivre dans sa bulle bien qu’elle dépende en partie, physiquement, de ses proches. En attendant, la question se pose : qui, dans notre monde déstructuré, va veiller sur les fragiles ? Qu’est-ce que cela veut dire « prendre soin » (take care) ? Quels intérêts sont en jeux ? Quelles attentes ? Quelles compensations idéologiques, altruistes, égoïstes, quel masque posé sur l’angoisse ? Et comment est-il possible d’être à ce point « à côté de quelqu’un et ne rien voir de ce qui se passe à l’intérieur » ?
En découvrant Take care, on est frappé par la simplicité et la force des dialogues. C’est leur montage qui donne le rythme, provoque chez le spectateur, compassion, rire ou inquiétude. Leur attribution aux sept personnages révèle les différents caractères avec leurs désaccords, leurs vacillements, leur ambivalence à l’heure de la fin, sinon du monde, du moins d’un certain monde. Il y a quelque chose de tchékhovien dans cette vitalité mélancolique et drôle.
Depuis, Noémie Carcaud a proposé, au Théâtre de la Vie, Restes, où la présence des corps se fait encore plus organique, plus chorégraphiée, si l’on peut qualifier de chorégraphie cette quête épuisée et farouche au pied d’un mur infranchissable. Là aussi se déploie un collectif avec ses querelles, ses solidarités, ses luttes de pouvoir ou sa quête d’une tendresse furtive. La pièce s’ouvre sur une citation de Beckett : Nuit qui fais tant / implorer l’aube / nuit de grâce / tombe… On est bien dans l’aujourd’hui et maintenant de la nuit du monde, et dans une imploration de l’aube, du retour de la lumière, improbable pour l’heure… Demeure la grâce, précisément, de cette écriture.
La pièce de Noémie Carcaud a été préférée aux quatre autres finalistes :
- Geneviève Damas, Quand tu es revenu, Lansman
- Zenel Laci et Denis Laujol, Fritland, Les oiseaux de nuit
- Florian Pâque, Etienne A., Lansman et Avec le paradis au bout, Les Cygnes
- Anne-Cécile Vandalem, Kingdom précédé de Tristesses et Arctique, Actes Sud-Papiers
Le grand prix de Poésie
Prix annuel doté de 1500 €, le grand prix de Poésie est attribué pour l’ensemble d’une œuvre ou un recueil remarquable d’un.e poète belge.
Le prix récompense Francesco Pittau pour son recueil Épissures, paru aux éditions L’arbre à paroles. Le même recueil avait précédemment valu à son auteur le prix de littérature Charles Plisnier.
Le jury était composé d’Éric Brogniet, Corinne Hoex, Philippe Lekeuche, Yves Namur, et Gabriel Ringlet.
Le choix du jury est présenté par Yves Namur :
Francesco Pittau est un auteur reconnu dans ce qu’on appelle, à tort ou à raison, « la littérature jeunesse ». Ainsi a-t-il publié plus d’une centaine de livres chez Gallimard, au Seuil, chez Albin Michel ou à l’École des loisirs.
Il n’en était cependant pas à son premier recueil de poésie : Un crabe sur l’épaule était paru au Seuil et les Carnets du dessert de Lune avaient publié Une maison vide dans l’estomac et La quincaille des jours. Aujourd’hui, notre Académie salue la publication d’Épissures à l’Arbre à paroles.
Rappelons simplement que le nom épissure est féminin, provient du verbe épisser et que le Robert en donne deux définitions : une réunion de deux bouts de corde, de câble ou de fil électrique par l’entrelacement des torons et d’autre part, un motif ou garniture fait de lanières de cuir entrecroisées.
Ce recueil de plus de 250 pages entend nous balader dans le quotidien d’un homme, dans ce qu’il y a de plus banal, au cœur même de la réalité. Si ce n’est que cette réalité est ici sublimée. Le poète, et son sens aigu de l’observation, nous donnant à voir ce qu’il faudrait peut-être regarder au-delà des simples réalités : qu’il s’agisse d’un supermarché et « le froid de la solitude », de figues qu’on mange « dans l’éblouissement du petit matin », d’une tondeuse et une pelouse, représentation d’un monde sans pitié pour le pauvre escargot écrasé, etc.
Un livre, donc, où foisonne la banalité repensée. Qui ose parler de sa machine à laver ? Pittau ! Qui parle d’une assiette creuse, métaphore de l’absence dont il est souvent ici question, et nous propose d’y « mettre autant de vie qu’elle peut en contenir » ? Pittau ! Qui fleurte avec la métamorphose comme Gregor Samsa et se verrait bien en fourmi ? Pittau, je vous l’assure !
Épissures est un livre d’émotion, peut-être aussi un bréviaire de la mélancolie, où pointent l’étonnement mais aussi un certain fatalisme. Un livre qui, transposé dans la peinture, serait probablement un tableau d’Edouard Hopper… Reste à demander à l’auteur : « Lequel ? »
Le livre de Francesco Pittau a remporté le prix face aux quatre autres finalistes :
- Jan Baetens, Après, depuis, Les impressions nouvelles
- Karel Logist, Soixante-neuf selfies flous dans un miroir fêlé, L’arbre à paroles
- Serge Meurant, Empreintes, Le cormier
- Jacques Richard, Sur rien mes lèvres, Le cormier
Le grand prix du Roman
Récompense annuelle dotée de 1.500 €, le grand prix du Roman couronne un auteur ou une autrice belge, pour un ouvrage (roman, nouvelles, fictions en prose, etc.) publié durant l’année.
Cette année, le prix va à un premier roman : Si les dieux incendiaient le monde, d’Emmanuelle Dourson, paru chez Grasset.
Le jury était composé de Jean Claude Bologne, Gérard de Cortanze, François Emmanuel, Sylvie Germain, Jean Klein, Pierre Mertens, Jean-Luc Outers.
C’est François Emmanuel qui présente le choix du jury :
Si les dieux incendiaient le monde, premier roman d’Emmanuelle Dourson, a enthousiasmé, sinon incendié, plusieurs membres du jury du roman.
Grand texte choral en six longs chapitres, le roman explore un moment particulier d’une famille grande bourgeoise où la transmission se fait par les femmes, fusionnelles ou rivales.
Traversant les mondes du père Jean, d’abord, de sa fille aînée, Clélia, du mari de celle-ci, Yvan, de leur fille aînée, Katia, tout le roman se dirige vers son lieu d’apothéose au Palau de la Musica de Barcelone, où Albane, la fille cadette, pianiste prodige, va jouer l’opus 111 de Beethoven.
Il faut dire que tous les fils familiaux vont à ce moment-là se renouer. Car Albane a claqué la porte de la famille quinze ans auparavant, elle s’est exilée à New York et elle revient pour la première fois en Europe pour ce concert unique dans ce décor somptueux, sous le regard des Walkyries du Palau de la Musica.
Ajoutons que Mona, la mère morte, s’invite dans l’univers intérieur des membres de la famille, son mari, ses filles, sa petite fille… Elle seule parle à la première personne et depuis l’ombre où elle se trouve, depuis l’espace invisible qu’elle a rejoint, elle semble tirer tous les fils des monologues et acheminer tout le roman vers son point d’embrasement.
C’est cette qualité de sur-sensibilité, d’ardeur de la langue, ces accents cosmiques, « woolfiens », bribes d’un réel à la fois très concret et pourtant vibratoire, qui a emporté l’adhésion de la majorité des membres du jury.
C’est sans doute encore la tâche de la littérature de convier les dieux dans le monde et de l’incendier quelquefois. Ici, pour ce roman d’Emmanuelle Dourson, magnifiquement construit, orchestré, d’une maturité étonnante pour une primo-romancière, d’un style, d’une palette — musicale — qui promet une grande écrivaine.
Le livre d’Emmanuelle Dourson a été préféré à celui des quatre autres finalistes :
- Hubert Antoine, Les formes d’un soupir, Verticales
- Sophie d’Aubreby, S’en aller, Inculte
- Zoé Derleyn, Debout dans l’eau, Le Rouergue
- Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier
Le prix Découverte
Annuel, le prix Découverte couronne une œuvre littéraire (principalement la poésie, mais également le roman, le théâtre…) d’un auteur, prioritairement âgé de moins de 40 ans. Ce prix peut être attribué sur manuscrit.
Le prix Découverte est décerné à Florian Pâque pour Avec le paradis au bout (Les cygnes, 2021) et Etienne A. (Lansman, 2021).
Cinq académiciens composaient le jury : Éric Brogniet, Paul Emond, Corinne Hoex, Philippe Lekeuche et Gabriel Ringlet.
Paul Emond explique le choix du jury :
Né en 1992, Florian Pâque est également metteur en scène et acteur. Après une première formation théâtrale à l’Académie César Franck de Visé et des études de philologie romane à l’ULiège, il suit à Paris le cours Florent, dans le cadre duquel il monte ses premiers spectacles. Il anime aujourd’hui la compagnie Le Théâtre de l’Éclat. Le prix Découverte lui est décerné pour ses deux premières pièces publiées, Avec le paradis au bout (Éditions Les Cygnes) et Étienne A. (Lansman Editeur). Le prix entend mettre en évidence le talent d’un jeune auteur maniant avec une égale maîtrise deux registres très différents : d’une part une œuvre chorale qui reparcourt l’histoire du monde depuis la chute du Mur de Berlin, le moment où sont nés les acteurs pour lequel elle est rédigée ; de l’autre, une pièce intimiste où se trouve décrite l’existence sans horizon d’un manutentionnaire de la firme Amazon.
En une grande fresque chatoyante composée de scènes rapides, Avec le paradis au bout (ce titre est emprunté à un vers de Verlaine) évoque une série d’événements dramatiques ou de problèmes majeurs qui ont marqué le début de ce siècle ; de Berlin en liesse en 1989, on passe entre autres à l’écroulement des Twin Towers, la mise à feu du Moyen-Orient, la crise financière, l’incessante tragédie de la migration, la poubellisation de la planète ou le début de l’actuelle pandémie. Des personnages en tout genre, tantôt émouvants, tantôt drôles et inattendus, à moins que n’apparaisse telle ou telle personnalité connue ou que les acteurs s’expriment en leur propre nom, se succèdent pour faire entendre le point de vue d’une génération sur « ce nouveau monde sans boussole », comme l’écrit Amin Maalouf. « J’ai mal au monde », dira un des interprètes ; et un autre : « Voilà vingt ans que nos enfances ont disparu ». D’où la question posée dans un dernier tableau consacré au nettoyage de toilettes communes : « Mais quel matin possible pour une nuit sans fin ? »
Fourmi parmi les fourmis, soumis à une cadence épuisante, alors même que son chef lui reproche sa baisse de rendement (un siècle plus tard, Les Temps modernes de Chaplin sont toujours d’actualité), Étienne A. n’arrête pas, jusque dans ses rêves, d’expédier des cartons. Même en ce soir du 24 décembre où se passe la pièce, il est obligé de prester, puisqu’il est travailleur de nuit. Dans les heures qui précèdent, il a porté les cadeaux de circonstance à un père plutôt indifférent ; son ex-femme a exigé inopinément qu’il garde leur fils de sept ans pendant l’après-midi ; manager dans la même « grande famille » Amazon — le hasard veille à tout —, le nouveau mari lui en a remis une couche sur ses mauvaises prestations. Quand il arrive au travail, la collègue qui est l’objet de ses pensées constantes, lui annonce qu’elle va se marier. Cette vie de grisaille, de misère morale et de contraintes permanentes, Florian Pâque la décrit sans pathos mais avec empathie, voire avec tendresse, allant jusqu’à offrir à son protagoniste, en guise de dénouement, une échappatoire de l’ordre de la fable poétique. Une description accomplie avec une grande justesse d’écriture qui, la plupart du temps, évite le dialogue et juxtapose des tirades s’apparentant bien davantage au monologue, sinon au soliloque.
Deux autres finalistes concouraient dans cette catégorie :
- Julien Goossens, L’entrepôt barbare (inédit)
- Olivier Noria, Rendre Grâce (inédit)
Grand prix d’Histoire de la littérature
Prix biennal doté de 1.500 €, le grand prix d’Histoire de la littérature récompense l’auteur ou autrice belge, mais également l’auteur étranger écrivant en langue française, d’un ouvrage concernant l’histoire de la littérature mais aussi l’histoire des idées, des mentalités et des courants littéraires.
Le prix va à Benoît Denis pour Michel Audiard – Georges Simenon (Institut Lumière et Actes Sud, 2020.
Cinq académiciens formaient le jury : Sophie Basch, Danielle Bajomée, Michel Brix, André Guyaux et Jacques Charles Lemaire.
Le choix du jury est présenté par Danielle Bajomée :
À l’occasion du centenaire de la naissance de Michel Audiard, Benoît Denis a voulu interroger trois films scénarisés et dialogués par celui-ci et adaptés de romans de Simenon :
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- Le sang à la tête, de Gilles Grangier, 1956 (le roman : Le Fils Cardinaud, 1942) ;
- Maigret tend un piège, de Jean Delannoy, 1958 (adapté du roman éponyme, 1955);
- Le Président, d’Henri Verneuil, 1961 (adapté du roman éponyme, 1958).
Ce fort volume de 914 pages impressionne tout d’abord par le travail de bénédictin qui a dû présider à son élaboration : nous nous trouvons ici, en effet, devant une recherche qui associe édition critique des scénarios d’Audiard, genèse de la collaboration entre Simenon, Audiard et les réalisateurs parfois. Il s’agit d’une enquête serrée dans les correspondances échangées, dans des livres de souvenirs, d’une enquête qui recourt à des témoignages et en passe par l’examen des contrats passés : on imagine les heures consacrées à chercher des documents à la Cinémathèque française, dans divers fonds audiovisuels (Cinémathèque de Perpignan, Musée Jean Delannoy, F. A. R. de La Rochelle, Archives de la Seine-Saint-Denis), dans les archives Simenon à Lausanne. On se représente le temps dévolu aussi aux discussions avec les ayants-droit… Les présentations rigoureuses et érudites de Benoît Denis en portent la trace et permettent de commencer à entrevoir pourquoi ces réalisateurs ont choisi ces romans-là dans l’œuvre de Simenon. Pourquoi ils ont sollicité Audiard, quand ce n’est pas l’inverse.
Non content d’établir la genèse — et les étapes — de la collaboration entre Simenon et Audiard, Benoît Denis examine scrupuleusement les remaniements intervenus, du roman au scénario, et du scénario au film. Ainsi, l’édition des textes d’Audiard s’accompagne d’analyses solides qui manifestent l’adoption (selon les mots de Jean-Claude Carrière, « adapter, c’est d’abord adopter ») par Audiard d’un univers romanesque qui n’est pas le sien, lui qui est une sorte de dialoguiste-écrivain-caméléon. Ainsi aussi Benoît Denis montre, dans un souci d’exhaustivité, ce qui, du scénario au film achevé, a « bougé ». Les notes qui accompagnent l’édition des scénarios autorisent, de la sorte, à juger des suppressions, des modifications, etc. qui sont, dans la plupart des cas, dues aux acteurs estimant que certaines attitudes, certains gestes ou propos ne convenaient pas au personnage qu’ils incarnent.
Dans ce livre hyper-documenté, Benoît Denis reste cependant très modeste, estimant n’avoir pas la compétence d’un analyste du cinéma. Il fait donc porter sa réflexion — magistrale — sur les processus de transposition et d’écriture scénaristique, depuis les romans ; bref, il étudie textuellement ce qui précède le film réalisé, c’est-à-dire une esthétique, un style, un langage, une rhétorique (voir, sur ce point, les p. 20 et suivantes intitulées « Audiard et le spectacle de la parole »). L’examen de ces documents de travail non destinés à la publication (et hétérogènes : entre scénario, didascalies, continuité dialoguée) s’accompagne d’une revue de presse qui témoigne de la réception du film, avant et après sa première projection, et de fiches techniques d’une précision constante.
Ce qui passionne aussi les spectateurs que nous sommes et qui ont revu peut-être ce « vieux cinéma » (c’est l’expression de Truffaut) des années 50-60 qui porte l’estampille « qualité française », avant que la Nouvelle Vague ne vienne, pour un temps, le crucifier (Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle sort la même année sur les écrans que Maigret tend un piège, Vertigo d’Hitchcock aussi), est l’inscription de ces films et de ces scénarios dans le contexte culturel, politique et social du moment (voir sur ce point, entre mille autres moments, les dernières pages de l’analyse du Président, p.712 et suivantes). Les fortes qualités de cet historien de la littérature qu’est Benoît Denis (qui a produit des livres ou d’importants articles sur l’engagement littéraire, sur Sartre, sur Genet et sur Simenon) opèrent ici dans ce que Véronique Bergen a nommé « une puissance de feu » — dans la recension qu’elle a donnée de ce volume aujourd’hui primé : avec Benoît Denis, ce sont les années qui ont fait la France de l’immédiat après-guerre qui revivent et se voient redessinées dans toute leur extraordinaire complexité (voir la page 59, par exemple).
Tout ceci est essentiel. Et la masse des données offertes par cette étude est étourdissante.
Mais ce qui est proprement éblouissant — et relevé partout par la critique — est l’importance qu’accorde Benoît Denis à la figure d’un très grand acteur : Jean Gabin. Denis ose en effet l’hypothèse (qui sera vérifiée) selon laquelle celui-ci serait en quelque sorte — partiellement — un co-scripteur des scénarios et des films, sa notoriété et son talent pesant fortement sur des modifications de l’intrigue (par exemple, lorsqu’il refuse de jouer le mari trompé). Benoît Denis démontre, par ailleurs, qu’Audiard devient, dans les années qui l’occupent, une sorte de « gestionnaire » de l’image de Gabin, celui-ci ne s’exprimant plus que selon les bons mots du dialoguiste-star et ce, jusqu’à la caricature.
Il y a là une très profonde originalité puisque non seulement Benoît Denis est conscient du fait que le cinéma est toujours œuvre collective (scénariste, chef opérateur, script, réalisateur, décorateur, etc.), mais aussi qu’il peut être dominé par la stature d’une vedette qui impose ses désirs et qui collabore activement. Dans les pages intitulées « Le Triangle d’or » (p. 54 et suivantes), on découvre ainsi que Gabin aide à la reconnaissance d’Audiard, comme celui-ci invente pour l’acteur un langage singulier ; dans le même temps, comme le démontre Denis , le personnage masculin central chez Simenon « se gabinise » (voir les p. 309 et suivantes). Au point que, lorsque le film de Delannoy (Maigret tend un piège) apparaît sur les écrans, un excellent critique, Jean de Baroncelli, ne s’y trompe pas en affirmant qu’il a fallu ici « coudre ensemble » deux mythes dans une même enveloppe : Maigret et Gabin…
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Dépassant — débordant — ce que l’on produit habituellement lorsqu’il s’agit d’étudier l’adaptation d’un texte littéraire à l’écran, ce livre majeur qui associe travail d’édition, de génétique littéraire, d’histoire de la langue et des mentalités, renouvelle décisivement l’approche habituelle des relations littérature/cinéma devenues un peu clichées. Il construit un espace où forger des outils neufs de lecture qui sortent, de manière magistrale, cette articulation du littéraire au filmique de sa léthargie ; il contribue à produire un sens nouveau — extrêmement complexe — à donner à ces grands films populaires trop vite exclus de la cinéphilie officielle.
L’Académie avait retenu quatre autres finalistes pour ce prix :
- Daniel Charneux, Claude Duray et Léon Fourmanoit, Pierre Hubermont : écrivain prolétarien, de l’ascension à la chute, M.E.O., 2021
- Corentin Lahouste, Écritures du déchaînement, Garnier, 2021
- Christian Napen, George Steiner : L’insignifiance vitale, Editions Il est Midi, 2021
- Bacary Sarr, Imaginaire de l’insolite et problématique identitaire dans les lettres belges francophones. Un nouveau fantastique ?, Presses universitaires de Liège, 2021
Le prix Verdickt-Rijdams
Désormais biennal, le prix Verdickt-Rijdams récompense un auteur ou une autrice belge dont l’ouvrage porte sur le dialogue entre les arts et les sciences.
Le prix va à Pierre Schoentjes pour Littérature et écologie. Le mur des abeilles (Corti, 2020).
Le jury était composé de cinq académiciens : Véronique Bergen, Lydia Flem, Jean Klein, Philippe Lekeuche et Yves Namur.
Yves Namur justifie le choix du jury :
Le Verdickt-Rydams est un prix biennal — du nom de son généreux donateur —, il récompense un ouvrage portant sur le dialogue entre les arts et les sciences. Au palmarès de ce prix figurent les noms de Vinciane Despret, Isabelle Stengers, Sandrine Willems, Jean-Pierre Otte, etc.
Ce prix 2021 est attribué à Pierre Schoentjes pour son essai, Littérature et écologie, Le mur des abeilles, paru dans la collection « Les essais », aux éditions Corti, un volume de plus de 450 pages. Pierre Schoentjes est professeur de littérature française à l’Université de Gand, auteur de plusieurs essais dont Poétique de l’ironie et Fictions de la Grande Guerre.
Cet essai entend répondre à la question suivante : « Comment la littérature s’empare-t-elle des questions environnementales, pour penser notre présent et notre futur ? » Ce travail circonscrit à la littérature contemporaine et à des auteurs belges, suisses et français, tente, selon l’expression d’Anne Pitteloud, d’en « tracer les lignes de force et les questionnements, tout en éclairant sa quête de formes nouvelles ».
Cette réflexion apparaît récente dans la littérature française alors qu’elle s’est développée aux États-Unis depuis 1970. On pense là à Henry David Thoreau. Et si la France avait son Giono, il faut évoquer aujourd’hui Alice Ferney et Le règne du vivant ou Sylvain Tesson.
Ce volume (et les autrices et auteurs auxquels Pierre Schoentjes s’attache) est de ceux qui nous mènent à cette réflexion qu’il faut tenir aujourd’hui, et c’est une urgence : comment un livre et son écriture peuvent-ils rendre compte « des problèmes et des défis en matière d’écologie » ?
S’il est impossible de résumer cet ouvrage, sachez simplement qu’il est, parmi d’autres points, question de littérature verte qui « implique un partage avec la nature et inclut le principe de solidarité » ; de littérature marron, liée aux différentes formes de pollution ; et d’écriture postapocalyptique et ses scénarios de fin de monde.
Si Maeterlinck ne fait pas partie du corpus étudié, j’en terminerai par ce mot de notre illustre Gantois : « On dirait que la nature ne sait pas ce qu’elle veut, ou plutôt, ne fait pas ce qu’elle veut, que quelqu’un lui retient le bras pour l’empêcher de trop bien faire. »
Trois autres finalistes concouraient pour ce prix :
- Jeremie Brugidou, Ici, la Béringie, Ogre, 2021
- Paul Pourveur, Aurore boréale, Arbre de Diane, 2020
- Christine Van Acker, L’en vert de nos corps, Arbre de Diane, 2020